Le vieil épicier de Landerneau n’aurait pu espérer plus bel hommage. Quel­ques jours à peine après qu’Edouard Leclerc eut rejoint sa dernière demeure, le 17 septembre dernier, un chiffre tomba, historique. En août, les magasins Leclerc ont atteint près de 19% de part de marché en France, passant pour la première fois devant les hypermarchés et supermarchés de Carrefour (18,6%).
Le Mouvement E.Leclerc n’est pas ­encore le premier distributeur de France : tous circuits confondus, son éternel rival continue de le devancer grâce à ses magasins de proximité, les Carrefour City et Express. Mais plus personne ne songe à contredire Michel-Edouard Leclerc, fils du fondateur, quand il affirme que le groupement sera l’uni­que leader d’ici à 2015. De fait, rien ne semble pouvoir arrêter la progression du fameux réseau de commerçants indépendants, qui n’a jamais dévié de la ligne aussi simple qu’efficace édictée en 1949 par son fondateur : être toujours moins cher que les concurrents.
Dans la France de l’après-guerre, l’ancien séminariste avait eu l’idée de génie de zapper tous les intermédiaires pour s’approvisionner directement auprès des producteurs. Résultat : dans son garage de 15 mètres carrés, il pouvait vendre l’huile et le sucre 30% moins cher que les autres commerçants de Landerneau (Finistère). Pour le pionnier du discount, qui rassemble aujourd’hui 480 adhérents cumulant pratiquement 40 milliards d’euros de chiffre d’affaires, la stratégie des prix bas est restée la règle d’or : sur un indice national de 100, les magasins Leclerc sont régulièrement positionnés autour de 95, contre 98 ou 99 pour Carrefour, 104 ou 105 pour Casino, ou 110 pour Monoprix. Pas si simple, pourtant, de tenir ce cap quand on se mesure à des concurrents eux aussi milliardaires, dans un univers commercial qui s’est entièrement industrialisé. Au fil des ans, le Mouvement E.Leclerc a dû peaufiner ses métho­­des. Celles-ci s’appuient sur sept principes essentiels, qui lui permettent d’afficher encore et toujours les prix les plus bas.
1. Des acheteurs intraitables en affaire
Pour vendre moins cher, il faut d’abord acheter moins cher. Les commerciaux des PME alsaciennes ou bretonnes comme ceux de Coca-Cola ou de L’Oréal en conviennent : l’épreuve de la négociation au Galec, le Groupement d’achats des centres Leclerc, demeure le pire moment de l’année. «Avec les autres enseignes, cela reste très dur, mais les discussions sont un peu plus rationnelles, raconte l’un deux. Chez Leclerc, les acheteurs ne reculent devant rien pour essayer de vous déstabiliser.» Attente interminable avant chaque rendez-vous, réunions dans des box minuscules face à trois acheteurs, mépris plus ou moins affiché pour les produits, intimidations… «On en sort rincé et prêt à signer à n’importe quel prix», conclut notre vendeur.
Ces acheteurs ne lâchent rien parce que ce sont des adhérents possédant leur propre magasin : ils sont donc directement concernés. «Il ne s’agit pas de salariés qui se contentent d’appliquer des méthodes commerciales et d’atteindre des objectifs, comme dans les au­tres groupes», souligne un expert. Pour ne rien arranger, les négociations ne s’arrêtent pas aux portes du siège, à Ivry-sur-Seine. Une fois obtenu le précieux certificat de ­référencement, le fabricant doit repartir pour un tour avec les cen­tra­les régionales. Il lui sera alors demandé un nouvel effort sur ses prix, mais aussi des rabais sur les livraisons ou une participation financière au prochain catalogue. Ouf, c’est bouclé ? Pas tout à fait.Chaque patron de magasin peut encore ajouter son grain de sel avant d’accepter le produit : exiger, par exemple, que le producteur vienne lui-même remplir les rayons ou qu’il mette au pot pour les travaux d’agrandissement ou de rénovation de l’hypermarché. Un acharnement payant, puisque, en empilant ces trois étages de négociations, Leclerc parviendrait, selon certaines indiscrétions d’industriels, à arracher des tarifs inférieurs de 2 ou 3% à ceux de ses concurrents. Un avantage important au regard des marges très étroites de la grande distribution, qui tournent entre 1,5 et 2%.
2. Des marges plus réduites que celles des concurrents
La grande distribution s’est développée sur un modèle simple : ­sacrifier les marges, mais faire beaucoup de volume. «Les indépendants sont restés attachés à cette logique. Ils n’hésitent pas à diminuer leurs marges pour rester moins chers que leurs concurrents», explique Yves Marin, senior manager chez Kurt Salmon. Dans les groupes comme Casino et Carrefour, où il faut aussi rétribuer les actionnaires, pas question de descendre sous un certain seuil de bénéfice net, c’est-à-dire sous les 2%. La marge moyenne des indépendants, quant à elle, tourne plutôt autour de 1,5%, estime Serge Papin, le président de la coopérative de commerçants Système U. Mais Leclerc a l’avantage de la taille. Avec des magasins plus vastes, d’une surface de 4 000 à 6 000 mètres carrés en moyenne, contre 2 000 à 3 000 mètres carrés pour les Super U ou les Intermarché, les adhérents Leclerc brassent de plus gros volumes. Ils disposent donc d’une trésorerie plus confortable qui leur permet, si nécessaire, de sacrifier une partie de leurs marges de façon durable. C’est ainsi que Leclerc est parvenu à maintenir l’écart malgré l’offensive de Carrefour qui, depuis le début de l’année, a baissé ses prix de 2% en moyenne.
3. Des adhérents dont les prix sont surveillés de près
C’est l’un de ses récents succès, et Michel-Edouard Leclerc en est particulièrement fier : le comparateur Quiestlemoinscher.com a surmonté tous les obstacles juridiques et toutes les défiances contre la publicité comparative. Trimestre après trimestre, ce site Internet lancé par le distributeur recense les prix de près de 2 000 produits dans 800 magasins, toutes enseignes confondues. L’infatigable porte-parole du groupement ne cesse de s’y référer sur les plateaux de télévision pour prouver que son enseigne est effectivement la moins chère. «Mais en interne, c’est aussi un implacable outil de flicage de nos propres magasins», fait remarquer un adhérent de l’ouest de la France. Malheur, en effet, au Leclerc de telle ou telle ville qui se voit distancé par un Auchan ou un Carrefour : ses petits camarades du groupement auront vite fait de le rappeler à l’ordre. Car c’est l’ensem­ble des adhérents qui joue sa réussite sur l’image prix de l’enseigne.
«Etre adhérent Leclerc, c’est l’effort de toute une vie», martèle Michel-Edouard. D’ailleurs, tous doivent faire leurs preuves avant de pouvoir préten­dre devenir adhérents. Ils sont notamment obligés de passer par la case directeur d’un magasin Leclerc. Ce n’est qu’à cette condition que le candidat pourra présenter son dossier à une commission spéciale, qui vérifiera qu’il a bien intégré la culture maison. L’heureux élu sera alors soutenu financièrement par une poignée de parrains, cinq ou six adhérents qui se portent caution auprès des ban­ques pour le plan de financement. Difficile, dans ces conditions, de faire cavalier seul sur les prix…
4. Des frais marketing réduits et peu de produits en promo
Avec la crise et le développement du hard discount, toute la grande distribution est entraînée dans une course à la promotion. Presque un produit sur cinq est vendu dans le cadre d’une opération spéciale, ce qui représente plus de 10 milliards d’euros de dépenses. En dix ans, le nombre de prospectus a été multiplié par deux, dépassant largement les budgets publicitaires de la radio ou de la télévision. «Depuis 2008, Leclerc est pourtant à contre-courant de cette tendance, observe Elisabeth Exertier, codirectrice du Site Marketing. Il a diminué le nombre de ses catalogues ainsi que le volume de produits en promotion.» D’une part, parce que la personne de Michel-Edouard Leclerc vaut toutes les pages de publicité. D’autre part, parce que, grâce à leurs prix globalement bas, les ­adhérents n’ont pas besoin de forcer sur les promotions. A parts de marché pratiquement égales, Carrefour maintient une pression promotionnelle presque deux fois plus importante que Leclerc ! Une différence qu’il faut forcément financer par des prix plus élevés sur les autres produits.
L’agencement des magasins repose sur la même logique. «Les clients ne viennent pas chez nous pour se promener mais parce que nous sommes moins chers que les autres», explique un patron d’hypermarché. Dans ce centre Leclerc francilien, le directeur se moque gentiment de ses concurrents qui engloutissent des centai­nes de millions d’euros pour relooker leurs magasins. Chez lui, ni concept ronflant ni mise en scène éclatante : de tels artifices sont non seulement coûteux – ce qui se répercute forcé­ment sur les prix –, mais ils donnent aussi une image d’enseigne chère.
Couplée à la politique tarifaire, la sobriété des magasins permet à ­Leclerc d’échapper au déclin de l’hypermarché. Pas étonnant que même les derniers-nés, comme celui de Plessis-Belleville (Oise) ou celui de Cas­tres (Tarn), restent des modèles de simplicité. Ce qui ne veut pas dire qu’ils sont ringards ! En 2010, une adhérente de Neufchâtel-en-Bray (Seine-Maritime), Françoise Renard, s’est ainsi offert les ­services de l’agence de design Malherbe pour donner un coup de jeune à son hyper. Mais elle a utilisé l’essentiel de l’investissement (5 millions d’euros) à s’agrandir de 1 500 mètres carrés.
5. Le pragmatisme commercial comme ligne de conduite
Focalisé depuis des décennies sur un seul créneau – le combat pour les prix bas –, Leclerc est resté à l’écart de bon nombre de tendances lourdes qui ont plombé les autres enseignes : le yoyo des assortiments (une année, on supprime 5 000 références, l’année suivante, on en ajoute 10 000) ; la rivalité avec les réseaux spécialisés (quand, par exemple, Carrefour court après Darty en valorisant à l’extrême les appareils technologiques et informatiques) ; la vente sur Internet… Même sur les marques de distributeurs (MDD), Leclerc a fait preuve de réserve. Bien sûr, celles-ci servent l’image prix (elles sont de 20 à 30% moins chères que les grandes marques), mais elles mobi­l­isent beaucoup de monde (donc d’argent) dans les centrales d’achats. Surtout, elles privent les distributeurs des marges confortables qu’ils peuvent réaliser sur les produits de marque. En la matière, Leclerc a certes évolué lui aussi, mais de façon modérée. Sa marque propre, Repère, ne dépasse pas 20% de son offre, alors que les MDD représentent 50% de celle de Casino et plus de 40% de celle de Carrefour.
Leclerc se démarque aussi de ses concurrents par son offre de produits, qui laisse plus de place aux producteurs régionaux : la répartition entre les produits locaux et les autres est en moyenne de 20-80, chez lui et de 10-90 chez les autres. Les directeurs de magasin peuvent donc adapter plus finement leur offre aux goûts de leurs clients.
Autre point fort de la démarche commerciale de Leclerc : la rapidité. Quand la preuve est faite qu’un investissement est rentable, les choses bougent très vite. Le ­développement du drive en est
une illustration spectaculaire. Il a suffi que quelques adhérents audacieux valident, en moins de deux ans, ce système (le client achète en ligne puis récupère lui-même sa commande dans un entrepôt) pour que bon nombre de ses ­collègues leur emboîtent le pas. Le parc a ainsi déjà dépassé les 200 unités. Le temps que les consultants épluchent les bilans, Carrefour a un train de retard.

6. Des salariés pressurés par les patrons de magasin
A l’époque, la scène avait défrayé la chronique. En 1991, en visite à Saintes, en Charente-Maritime, pour régler un conflit social dans un supermarché, Edouard Leclerc avait giflé une caissière, déléguée syndicale. Son fils Michel-Edouard ne pourrait plus, aujourd’hui, se permettre un tel dérapage, il n’empêche : chez Leclerc, si la vie est moins chère pour le client, elle est aussi plus dure pour le personnel. Contrairement aux grands groupes, les adhérents ne sont pas tenus à une politique sociale uniforme. Et comme ce sont eux les employeurs directs, ils ne s’astreignent qu’au minimum légal et vont même parfois jusqu’à mordre la ligne jaune.
Plusieurs employés ont ainsi, ces dernières années, poursuivi leur patron pour non-respect des heures supplémentaires ou suppression injustifiée de primes. Il est vrai que la grande distribution ne se caractérise pas par des conditions de travail reluisantes, mais elle doit néanmoins préserver une image d’employeur à peu près respectable pour attirer les talents : Carrefour paie légèrement au-dessus de la moyenne, Auchan pratique l’actionnariat social et fournit un gros effort de formation, Casino tente de favoriser le dialogue interne… Chez Leclerc, chaque propriétaire de magasin agit à sa guise, ce qui pénalise le personnel. «Dépen­ser de l’argent pour les employés n’est pas la priorité des adhérents, témoigne un salarié dans le Nord. De plus, nous som­-mes très isolés. Il nous est difficile de nous organiser à un niveau national ou même régional.»
En 2011, les conflits opposant des salariés d’Auchan et de Car­refour à leurs directions pour le calcul du temps de pause étaient remontés jusque devant la Cour de cassation, grâce au soutien des organisations syndicales. Un cas de figure inimaginable pour le personnel de ­Leclerc. Ce management musclé serait l’héritage, selon Michel-Edouard Leclerc, d’une «culture de la conquête et de la réussite, parce que les commerçants n’ont jamais été bien consi­dérés dans la société française». Mais, ajoutait-il dans un entretien à Management fin 2011, «la nouvelle génération souffre moins de ce complexe et, de paternaliste, le management est devenu plus rationnel, plus organisé, plus participatif». Les salariés, eux, n’ont pas encore senti la différence…
7. Des frais de structure réduits au minimum
Il y a quelques mois, le nouveau patron de Carrefour, Georges Plassat, déplorait l’ampleur des effectifs du siège social (pas loin de 7 000 personnes) et faisait mine de s’étonner de dénombrer 30 acheteurs pour le chocolat… L’expansion internationale, la multiplication des formats de magasin ou de développement des marques de distributeur sont à l’origine de l’explosion des structures internes des distributeurs. Sauf à Ivry, siège du Galec, où une équipe très resserrée d’une quinzaine de personnes entoure Michel-Edouard Leclerc et le secrétaire général, Stéphane de Prunelé, Premier ministre de l’ombre depuis des années.
Le secret de Leclerc ? Les adhérents donnent de leur temps et de leurs compétences pour faire tourner la machine, ce qui allège considérablement la charge du siège national. Ce sont eux qui dirigent les seize centrales régionales et siègent au comité stratégique national, qui entérine les grandes décisions. Eux aussi qui animent les commissions thématiques (MDD, relations avec les agriculteurs, com­merce en ligne…). Eux, encore, qui négo­cient avec les industriels. Résultat, les royalties qu’ils versent à la centrale ne s’élèvent qu’à 3% du chiffre d’affaires quand les concurrents ­indépendants en paient habituellement 7 ou 8%. Décidément, rien n’est cher chez Leclerc. K

Francis Lecompte

Malgré le prix unique du livre, Leclerc gagne aussi la bataille de la culture :
Rabais illégaux, boycott deséditeurs… L’entrée de Leclerc sur le marché du livre a commencé par une lutte contre la loi Lang sur le prix unique en 1981. Le groupement a fini par perdre cette bataille, mais, étonnamment, y a gagné une forte notoriété sur les produits culturels. Au point de donner des idées à un adhérent de Tarbes, qui a ouvert le premier espace culturel à la fin des années 1980. Le réseau en compte aujourd’hui 215, qui totalisent près de 900 millions d’euros de chiffre d’affaires, ce qui fait de Leclerc le numéro 2 du secteur derrière la Fnac ! “Avec les prix bas, l’autre force du groupement est de savoir viser les bons marchés et les bons emplacements en s’implantant dans les villes moyennes, boudées par les spécialistes”, explique un consultant.
Fiche d’identité :
– En 1949, Edouard Leclerc, épicier à Landerneau, crée le Mouvement E.Leclerc.
– Dans les années 1960, la coopérative se structure autour d’une centrale d’achats, d’une association des patrons de magasin et de 16 centrales régionales.
– Dans les années 1990, le groupement ouvre des surfaces spécialisées et s’implante à l’étranger.
– En 2012, l’enseigne devrait dépasser les 39 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec plus de 600 magasins et près de 300 drives.

En chiffres :
3% de moins payé aux fournisseurs comparativement aux enseignes concurrentes
2 fois moins de promotions que Carrefour
5% moins cher, en moyenne, que la concurrence

© Prisma Media – Groupe Vivendi 2023 Tous droits réservés

source

Catégorisé: