Les avis postés sur Google par les consommateurs ont un fort impact sur la réputation des commerçants.
afp.com/Kirill KUDRYAVTSEV
Merci pour votre inscription
La scène se déroule le 17 octobre dernier à l’entrée du restaurant Le Cosy Montparnasse, situé à deux pas du hall de la gare où transitent chaque jour plus de 200 000 voyageurs. Deux clientes de l’établissement sont éjectées manu militari par un gérant excédé. Pour les faire partir, celui-ci lance à deux reprises “Viva Poutine”. Toute la courte séquence est filmée par l’une des deux exclues, avant d’être postée sur les réseaux sociaux. La vidéo est largement partagée. Et pour cause : les deux femmes s’avèrent être ukrainiennes et assurent avoir été mises dehors en raison de leur nationalité. Sur la fiche Google du restaurant, les avis négatifs pleuvent. En 24 heures, plus de 50 000 commentaires sont postés.  
La note de l’établissement plonge en dessous des deux étoiles (sur les cinq possibles). Preuve de la portée de la vidéo, des utilisateurs de nationalité russe tentent de contrebalancer en notant positivement le Cosy Montparnasse. Depuis, Google a supprimé la plupart des avis, mais l’affrontement virtuel entre les pro-Ukraine et les pro-Russes se poursuit. Pour le Cosy Montparnasse, c’est la douche froide avec une fiche Google devenue illisible. “Pour les clients qui ne connaissent pas l’établissement et qui ne sont jamais venus, c’est dramatique. On travaille à l’ancienne, on connaît nos clients, on compte sur notre clientèle habituelle”, précise Alex Bacha, le gérant, qui affirme avoir voulu énerver les Ukrainiennes sans arrière-pensée.  
En attendant, l’établissement s’est frotté à la puissance des avis Google. Au cours des dernières années, ils sont devenus incontournables pour les restaurateurs, les commerces et les entreprises. Même les médecins peuvent aujourd’hui difficilement s’en passer. En France, en 2021, le nombre d’avis postés sur la plateforme américaine a augmenté de 28 % par rapport à 2020, selon le baromètre 2021 de la start-up Partoo. Google n’a pourtant pas toujours occupé la position dominante qu’on lui connaît aujourd’hui. Pendant longtemps, TripAdvisor et Booking.com ont trusté les premières places dans la restauration et l’hôtellerie. 
Tout bascule réellement en 2010. “La firme américaine décide d’enrichir sa fiche Google avec les avis, ça a un effet immédiat. C’est le moteur de recherche numéro un et par opposition à Booking et TripAdvisor, il est généraliste”, souligne Clément Poupeau, directeur ventes et marketing chez Guest Suite, une solution gérant les avis clients pour les entreprises.  
Accessibles directement depuis le moteur de recherche du géant américain, les avis Google sont aussi visibles sur Google Maps, le service de cartographie le plus utilisé au monde. “Les avis Google ont pris la place des Pages Jaunes en France au cours des cinq dernières années”, avance Jean-David Lépineux, dirigeant d’Opinion System, un organisme indépendant de sondage spécialisé dans les avis clients. Leur succès s’explique aussi par un changement dans les habitudes des consommateurs.  
“Il y a un déplacement des systèmes de réputation et des systèmes d’avis. Avant on avait des systèmes basés sur des avis d’experts, c’est le cas des labels. Il fallait satisfaire un certain cahier des charges. Il y a maintenant un déplacement vers une évaluation collective”, explique Christophe Benavent, professeur à l’Université Paris Nanterre et spécialiste de la consommation digitale. La pratique de la notation s’est répandue comme une traînée de poudre. On note tout et n’importe quoi.  
“Dans tous les systèmes d’échange, les notations ont joué un rôle très important. C’est devenu essentiel de s’exprimer pour que les consommateurs s’y retrouvent. On se fie à l’avis sensé de Monsieur tout-le-monde. On a perdu en interconnaissance des gens. Avant, dans son quartier, on savait à qui on avait affaire. Il a fallu pallier ce manque de connaissance avec des systèmes de notation”, analyse Dominique Roux, professeur en sciences de gestion à l’université de Reims Champagne. Il y a aussi une dimension générationnelle : “Les gens qui ont entre 14 et 18 ans sont nés avec un smartphone. Ils sont habitués. Les générations d’avant le sont moins”, note Clément Poupeau. 
Impossible aujourd’hui pour les commerçants et restaurateurs de passer à côté du référencement sur Google. Pour leur faciliter la tâche, l’entreprise américaine a lancé Google My Business, un service leur permettant de rentrer toutes les informations nécessaires pour les localiser, mais aussi pour se faire évaluer. Du côté des consommateurs, poster une note n’a jamais été aussi simple. Un compte Gmail suffit. La suite ? Choisir le nombre d’étoiles et renseigner la date de la visite dans l’établissement. Pour les restaurants, il faut aussi préciser le type de repas. Une fois validé, l’avis est quasiment immédiatement posté.  
C’est là que le bât blesse. La modération s’avère parcellaire. Google prévient d’ailleurs les internautes en amont : “Google ne vérifie pas les avis, mais recherche et supprime les faux contenus lorsqu’ils sont identifiés”. “C’est beaucoup trop complexe pour Google de modérer correctement. Comme ils veulent de la data, ils préfèrent que vous déposiez un faux avis, ils se contrefichent d’en avoir”, soutient Jean-David Lépineux. Les contenus haineux et discriminatoires ne sont jamais acceptés. En revanche, les faux avis qui ne contiennent pas de mots offensants passent très souvent le premier filtre. Sollicité sur sa méthode, Google renvoie vers un article d’explication où est détaillé le fonctionnement de leur système basé sur l’apprentissage automatique, tout en affirmant très vaguement que “des milliers d’avis sont postés tous les jours par des internautes dans le monde entier”. “Google assume une chose : il peut y avoir de faux avis. Ils ont un système de modération, mais pas un système de contrôle”, poursuit Jean-David Lépineux.  
Plusieurs techniques existent pour les repérer, même si les procédés d’écriture s’avèrent de plus en plus redoutables. “Si les avis sont courts, s’il n’y a pas de description ou d’expérience, on aurait tendance à s’en méfier. Également si plusieurs avis sont semblables. Si ce ne sont pas des personnes francophones. Quand un avis est récent et que l’entreprise a ouvert il y a trois semaines, ce n’est pas très cohérent”, énumère Maxime Lager, juriste au Centre Européen des Consommateurs France. En attendant, Google fait la sourde oreille. “Ils ne sont pas très coopératifs. Ils vont se cacher derrière le droit américain comme leurs serveurs sont là-bas. C’est ce qui est un peu gênant”, assure Maxime Lager.  
Si les avis Google peuvent mettre en lumière des commerces ou des restaurants méconnus, tous les professionnels ne valident pas le système. “Ils ont de gros défauts : ils ne sont pas vérifiables et n’ont pas de preuves de consommation, ce sont des avis fallacieux. Si le consommateur est intelligent, il sait que cet avis ne vaut rien, mais tout le monde n’a pas la même capacité à surfer et à consulter”, regrette Laurent Duc, président UMIH (Union des métiers et des industries de l’hôtellerie) branche hôtellerie et en charge des dossiers “avis en ligne”.  
Un secteur en particulier se retrouve impacté depuis quelques années : celui de la santé. Pour le Dr Jérôme Marty, président du syndicat UFML, “il ne doit pas y avoir d’avis Google en médecine. Je m’en suis ouvert à François Braun pour lui dire que cela ne pouvait pas s’appliquer. On n’a rien à vendre, on n’a pas à être jugé comme un commerce”. Le ministre de la Santé approuve, mais le chemin avant une quelconque interdiction est encore long.  
Lui-même médecin généraliste, Jérôme Marty a pu expérimenter les abus sur la plateforme : “Vous avez des carrières qui peuvent être bousillées. J’ai porté la vaccination et j’ai les antivax qui font des attaques. 90 % des gens qui postent un commentaire ne font pas partie de ma région et viennent d’Alsace, de Paris, de Toulouse…”. Le praticien qui reçoit une note négative qu’il juge inappropriée se retrouve dans une position délicate : “Dans la relation de soins, il y a forcément un déséquilibre, la personne qui vient vous voir n’est pas dans son état normal, cela peut déformer les choses. Le consumérisme médical s’est installé. Le médecin, à l’inverse du restaurateur, ne peut pas répliquer. Soit il connaît le patient, soit il ne peut pas répondre car sinon il enfreindrait le secret médical”.  
La fiche Google peut pourtant s’avérer essentielle pour les médecins. “Pour quelqu’un qui s’installe dans un lieu très concurrentiel, c’est très important de gagner en e-réputation à travers la page Google”, argue Thomas Dechaseaux, cofondateur de MerciDocteur, start-up spécialisée dans la gestion de la réputation numérique des médecins. Le praticien est finalement dépendant de Google. “Pour les patients, il y a le point de vue de Google et celui des patients. Quand on a une page Google, la partie facile est de mettre les informations, les photos. La partie complexe se joue sur le plus long terme : générer des avis patients”, poursuit Thomas Dechaseaux.  
Mais pour avoir la fiche Google parfaite, un obstacle de taille se dresse devant les professionnels : faire retirer un avis jugé non conforme relève du parcours du combattant. “C’est très difficile de faire retirer un avis. Google a très peu de modération et la réponse juridique est très difficile à obtenir”, admet Jérôme Marty. Thomas Dechaseaux abonde : “Faire retirer un commentaire : c’est possible, mais c’est très chronophage, cela demande beaucoup d’énergie”. L’autre solution : noyer les commentaires. “90% des mécontents déposent un avis, assure Clément Poupeau. Les personnes ravies ont moins tendance à faire part de leur satisfaction. Il faut donner la parole à 100% des clients”. Une récente décision suscite néanmoins l’espoir. En juin dernier, un internaute a été condamné à 1 800 euros d’amende par le tribunal d’Amiens pour avoir diffamé un notaire sur sa fiche Google.  
Les services de L’Express
Nos partenaires
© L’Express

source

Catégorisé: