On lit Iochka comme on écouterait une histoire au coin du feu. Le récit est ample, généreux, emporte le lecteur dans son sillage et le lecteur ouvre les yeux dans une vallée roumaine, au creux des Carpathes, à suivre le destin de Iochka, celui de ses amis, le destin d’un pays.
La Seconde Guerre fait du jeune Iochka un enfant de troupe auprès de l’armée roumaine engagée dans les combats sur le Don. S’il ne fait pas partie des quelques 150 000 soldats roumains qui y ont laissé la vie en 1942, Iochka est fait prisonnier par l’armée soviétique et il passe plus de sept ans dans un camp de travail.
“ Prisonnier dans un monde où la paix régnait sans qu’il le sache, il ne soupçonnait même pas qu’il pouvait y en avoir un autre où les gens n’étaient plus tués sans être coupables de rien ni obligés de travailler comme des bêtes de somme, il ne savait pas que ses parents étaient morts de tristesse et de peine, comme les gens du village le lui avaient appris plus tard, il ne savait rien, ne pouvait rien savoir. Il avait vécu dans un monde sans avenir, où seules les ombres du passé et le nom de l’ennemi de la patrie avaient encore un sens.”
Cristian Fulaș
Lorsque le lecteur fait sa connaissance, au début du récit, Iochka est plus proche de la fin de sa vie que de son milieu. Il continue à s’affairer au cœur de la forêt, à ramasser du bois pour le transformer en charbon, “le meilleur charbon de bois à des centaines de kilomètres à la ronde”. Et il se souvient.
Le récit se déploie à l’image d’un arbre : chaque branche porte un souvenir, chaque souvenir a ses ramifications, un lieu, un ami, un amour, un événement, un destin. Parfois ils se croisent, parfois ils se séparent, suivant un rythme naturel, fluide.
En revenant du camp, le jeune Iochka prend le chemin de la ville, Brașov, nommée dans ces temps ubuesques la ville Staline. Il entre comme apprenti dans une usine et apprend la mécanique; tombe éperdument et définitivement amoureux d’Ilona dont il doit se séparer la mort dans l’âme presque immédiatement, suite à une mauvaise bagarre avec un autre prétendant.
C’est ainsi que Iochka arrive dans la vallée.

“Il avait vu la vallée avec ses petits ruisseaux aux pierres luisantes, les pentes douces sous le soleil caressant, les petites exploitations forestières en train de se créer, mais ce qu’il avait le plus aimé c’était le côté désertique et sauvage de l’endroit, le silence à peine troublé par le murmure de l’eau et les cris des oiseaux du ciel, l’éloignement, l’éloignement par rapport à tout ce que représentait le monde dans lequel, il le savait très bien, il n’avait aucun avenir.”
Cristian Fulaș
Il rejoint le microcosme déjà en place, une équipe d’ouvriers chargés de la construction d’une voie ferrée, microcosme régi par Vasile, le contremaître et Andreï, le pope. Avec le docteur qui allait débarquer peu de temps après pour s’occuper d’un asile nouvellement bâti dans la vallée, tous les quatre deviendront inséparables, liés par les fils invisibles des hommes qui ont vécu bien plus qu’il ne soit possible de raconter.
Si Vasile représente la force, le pope, l’esprit et le docteur la science, quelle est la place de Iochka ?
Il est l’homme aux prises avec son destin dans toute sa simplicité, dans toute son humilité.
Il est l’ami, l’épaule, l’oreille.
Il est l’amant et puis l’époux d’Ilona, venue le rejoindre dans la vallée, son double, son âme sœur.
Il est l’homme des silences et du temps.
“Iochka était le gage de leur univers, le pope le savait, tout le monde le savait, seul le vieil homme, avec tous ses petits actes comme détachés d’un vieil Évangile inconnu, ne semblait pas s’en rendre compte.”
Cristian Fulaș
Le roman de Cristian Fulaș est à la fois le roman d’un grand amour, le roman d’amitiés improbables, celui d’un pays et finalement le roman d’un monde.
L’amour de Iochka et Ilona vous coupera le souffle. C’est l’amour d’un début de monde, un amour qui puise ses racines dans les mythes les plus anciens de notre civilisation. Homme marqué par l’histoire, femme maîtresse de ses désirs, se retrouvent dans un regard, dans un souffle. La vallée abritera leur amour, leur passion inextinguible, les retrouvailles d’un seul:
“Durant ces heures, ce court laps de temps entre l’arrivée de la femme dans la vallée et l’instant où ils sont devenus, tous les deux, passage, translation, s’était produit un changement dans leur substance la plus subtile: eux deux devenaient, étaient devenus, allait devenir pour toujours un seul corps, un seul et unique être que rien ne séparerait même pas un chêne planté au-dessus de leur tombe.”
Cristian Fulaș
Entre le contremaître, le pope, le docteur et Iochka lui-même se tisse un lien d’amitié aussi solide qu’ils sont différents, voire opposés. Les échanges, les bourrades, les engueulades du pope et du docteur, représentant chacun une vision du monde contraire à l’autre, constituent les pages les plus gourmandes du roman, riches en invectives mais également en sagesse et tendresse:
“Apporte un truc à boire, païen. Parlons, discutons. Il y a des moments où tu es plus intelligent que tu ne parais”
Cristian Fulaș
Leur quatuor improbable est chargé d’un passé parfois impossible à partager – mais qui viendra chercher son dû car l’histoire individuelle et la grande histoire ne sont jamais trop éloignées du fil narratif. L’histoire roumaine, en filigrane, discrète, situe les personnages, leur donne de l’épaisseur, du sens et un rôle dans le récit national. A leurs côtés, le lecteur côtoie la Seconde Guerre, l’arrivée du communisme, la terreur des uns, la vérité des autres, la collectivisation, l’arrivée au pouvoir de Ceausescu, sa chute, décembre 1989 et ses conséquences, la transition vers la démocratie et son côté obscur, la naissance de nouvelles castes, de nouveaux maîtres du jeu.
“Pour les autres, s’il comprenait bien – et il avait passé de longues nuits à y réfléchir sur le banc devant sa maison, la bouteille de gnôle à portée de la main – , la liberté était de ne pas avoir peur. La liberté de ces hommes venus de si loin était celle de pouvoir parler librement, de dire ce qu’ils voulaient quand ils le voulaient, de se déplacer où ils avaient envie d’aller, de rire sans avoir peur du lendemain. Lui imaginait cela autrement, comme d’habitude: dans son esprit étaient libres seulement ceux qui, en des lieux bien gardés, pouvaient décider de la mort des autres. La liberté c’était d’exercer le pouvoir sur les autres, un pouvoir dément et meurtrier, celui de gens à l’abri derrière leurs murs et qui transformaient tout ce qui était au-dehors en une immense prison où les autres ne pouvaient évidemment être libres.”
Cristian Fulaș
Et au-dessus de tout cela, la Nature : la Nature qui s’impose à Iochka alors qu’il est encore jeune apprenti à la ville. La Nature qui, chez Cristian Fulaș, prend hommes et femmes à la gorge, transforme les citadins en bacchantes, garde une empreinte sur la femme qui coure avec des loups – “La première fois que je me suis accouplée, mon Vasile, c’est avec un loup. Grand et beau, avec un regard limpide et beau comme l’eau d’une rivière après l’orage.” – transforme l’homme des bois en Priape à jamais mélancolique et définitivement délivreur de plaisir, fantasme malgré lui.
La Nature et le Temps, immuables, sont des personnages à part entière de ce récit enivrant par son rythme, son phrasé, sa construction. Les silences aussi. Acteurs du roman, acteurs de la vie, ils donnent au texte des accents mythologiques, sacrés. Comme un goût “d’éternel retour” auquel l’humain n’a aucune chance d’échapper sans dépasser sa condition de mortel. Aucun pays non plus:
“Regarde, papa, poursuivait le jeune homme, nous vivrons et nous mourrons sans que rien ne change dans ce pays, nous sommes maudits, c’est le malheureux destin de ce peuple, personne n’en réchappera.”
Cristian Fulaș
Il reste tant de choses à dire sur ce roman, j’arrêterai là : lisez-le ! Iochkaest non seulement une merveille de style, une écriture et une traduction enivrantes, mais aussi un texte lucide, riche, profond et rare.
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Merci !…
C’est corrigé ! Merci beaucoup…
Merci pour ce joli texte! Jai vécu dans le beaujolais et j’a…
Très curieuse de connaître qql parutions inédites chez l’Ico…
[…] résonne aussi fort (voir plus) que d’autres…
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