Comment peut-on être Français et supporter une équipe de football étrangère. Dès lors, l’on voit surgir toutes sortes d’explications qui tournent en général autour des thèmes du « malaise identitaire », de « la double allégeance » du « déficit d’intégration » ou encore de la « crise des banlieues » qui contribuent généralement à stigmatiser les supporters binationaux. Au mieux, à entretenir à leur égard un regard compréhensif mais à forte connotation misérabiliste. Ainsi, les supporters binationaux arboreraient les emblèmes nationaux du pays de leurs parents ou grands-parents par réaction aux discriminations subies et au racisme ambiant.
D’une manière générale, quel que soit le positionnement idéologique et politique des commentateurs du fait binational dans le champ sportif, ce sont plutôt des interprétations culturalistes et identitaires qui prédominent, évacuant la dimension sociologique du phénomène.
Or, aujourd’hui les manifestations de binationalité ou de plurinationalité dans le champ sportif ou dans les autres champs sociaux (politique, culturel et économique) doivent être perçues comme des pratiques sociales banalisées qui se jouent principalement au sein de l’espace public hexagonal.
Les supporters exhibent un emblème étranger, revendiquent leur soutien à une équipe africaine, arabe ou maghrébine, ou encore défilent sur les Champs-Élysées ou sur le Vieux-Port de Marseille en entonnant les hymnes nationaux du pays de leurs ancêtres, non pour affirmer une quelconque rupture avec leur société de naissance (la France) mais, au contraire, pour exprimer leur attachement à la francité sur un mode à la fois assumé et transgressif.
Un supporter agite un drapeau du Maroc assis sur le toit d’une voiture auquel est aussi accroché un drapeau de la France. Champs Elysées à Paris, le 6 décembre 2022. Stéphane De Sakutin /AFPEn ce sens, la binationalité des supporters de football, l’art de passer d’un drapeau à l’autre ou de les combiner dans une même séquence temporelle vient contester les conceptions exclusivistes et puristes de l’identité nationale qui s’affirment aujourd’hui en Europe, au Maghreb et en Afrique de l’Ouest, tendant à présenter les binationaux comme des « enfants illégitimes ».
Car en France, en Algérie et en Tunisie et dans une moindre mesure au Maroc, les binationaux apparaissent de plus en plus comme des citoyens suspects. Exhiber sa binationalité dans le stade, c’est donc aussi transgresser les approches essentialistes de l’identité nationale qui font aujourd’hui un retour en force sur les deux rives de la Méditerranée, dans des contextes de crise sociale et économique marqués par la montée des populismes et des nationalismes exacerbés.
Sur ce plan, il convient de rappeler que la binationalité a été longtemps combattue par les États d’origine qui la considéraient comme une forme de trahison nationale, voire d’apostasie religieuse. Les parents immigrés se devaient d’éduquer leurs enfants dans le culte des héros et des martyrs des mouvements de libération nationale et il était inconcevable pour eux qu’ils deviennent « français » (la nationalité de l’ancien colonisateur). Le système des amicales et des associations liées aux États d’origine cherchaient ainsi à entretenir le « mythe du retour » dans la mère-patrie et à préserver les immigrés et leurs descendants des influences néfastes de la société d’accueil (permissivité des mœurs, pluralisme politique, liberté syndicale,, etc.)
Dans ce contexte d’émulation nationaliste post-coloniale, le champ sportif, en général, et le football, en particulier, participaient à entretenir dans les familles immigrées le sentiment d’allégeance à la nation d’origine.
De ce point de vue, pour les nouvelles générations nées en France, l’acquisition ou la réintégration à la nationalité française est apparue comme un combat individuel et collectif sur deux fronts. D’une part, à l’égard des États d’origine qui la considéraient comme un acte antipatriotique et, d’autre part, vis-à-vis d’une partie de la société française pour qui les enfants d’immigrés africains et maghrébins étaient encore des étrangers inassimilables ou des « Français de papiers ».
Revendiquer publiquement sa binationalité, notamment dans les événements sportifs comme la Coupe du monde de football, c’est donc transgresser à la fois la doxa nationaliste des États d’origine et les préjugés racistes d’une partie de la société hexagonale.
Ce détour historique sur la construction des identités nationales postcoloniales (celle de l’ancienne puissance impériale comme celle des nouveaux États indépendants) apparaît indispensable pour saisir ce qui se « joue » aujourd’hui, en ce début de XXIe siècle, dans les rituels sportifs des binationaux qui sont trop souvent interprétés comme une forme de « schizophrénie identitaire », de « double allégeance » ou, pire, un défaut d’intégration sociale, voire d’hostilité à la France.
Or, au contraire, ces pratiques binationales en rapport avec le foot, qu’elles émanent des supporters ou des joueurs, constituent le signe d’une émancipation personnelle et collective à l’égard d’héritages nationalistes figés, cherchant à classer les individus et les groupes sociaux dans des catégories identitaires immobiles et stériles.
On peut être successivement ou simultanément supporter de l’équipe de France et des Lions de l’Atlas sans y percevoir subjectivement la moindre incohérence ou trahison identitaire à l’égard de son pays de vie et de la terre d’origine de ses ancêtres. À cet égard, l’on serait tenté de dire que les pratiques binationales dans le champ sportif le football en serait la meilleure illustration constitue la marque d’une forme de modernité sociale et politique qui, sans nier les identités nationales, tend à les mixer sur un mode dialogique et ludique.
Dans le contexte de la Coupe du monde 2022, l’analyse des réseaux sociaux révèle ainsi l’extraordinaire créativité lexicale et graphique des internautes pour exprimer par les mots et les images leur soutien à une, deux, voire trois équipes nationales.
Le Qatar a d’ailleurs su exploiter habilement cette binationalité sportive, en présentant l’évènement comme une réussite pour tous les Arabes ici et là-bas (ceux des pays d’origine et de la diaspora) et comme une communion identitaire pacifique.
Il est vrai que les expressions telles que « la victoire de l’Afrique », « le retour du monde arabe », « la célébration du Maghreb » (en arabe, le mot al-Maghrib désigne à la fois le Maroc et l’ensemble régional) ou « le moment palestinien » expriment un fort sentiment de coappartenance, notamment depuis les bonnes performances de l’équipe nationale du Maroc.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une résurgence au sein des populations françaises d’ascendance africaine et maghrébine du nationalisme arabe des années 1960-1970 (avec la figure emblématique de Gamal Abdel Nasser), du tiers-mondisme d’antan, de panislamisme, ou d’une quelconque forme de panafricanisme, car la majorité des descendants d’immigrés, contrairement à leurs parents et grands-parents, n’ont pas vécu ces mouvements idéologiques postindépendance.
Il s’agit de reconstructions identitaires déterritorialisées, qui font d’abord sens dans les débats, les controverses et les enjeux de la société française actuelle. À la question récurrente et parfois obsédante des éditorialistes « Comment peut-on être Français et soutenir une équipe étrangère », la recherche en sciences sociales apporte nécessairement des réponses nuancées, contribuant à dédramatiser les pratiques binationales et à les recontextualiser dans le moment sportif.
 
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Sociologue, Aix-Marseille Université (AMU)
The Conversation

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