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L’École de la librairie de Maisons-Alfort forme de jeunes professionnels en quête de sens qui se reconvertissent pour vivre de leur passion, le livre. La Croix L’Hebdo a suivi durant un an l’apprentissage de 16 futurs libraires, dont Thomas Bidault, qui a ouvert à Marseille la librairie de mangas Tsundoku.
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Reconversion professionnelle : ma nouvelle vie de libraire
L’École de la librairie de Maisons-Alfort propose trois types de formation : en alternance, professionnelle ou en reconversion. C’est cette dernière qu’ont choisie les 16 « libraires du second degré ».
Mathieu Genon pour la Croix l’Hebdo
Avant d’ouvrir sa boutique spécialisée dans le manga à Marseille, Thomas Bidault était l’un des 350 libraires formés par an à l’École de la librairie de Maisons-Alfort.
Mathieu Genon pour La Croix L’Hebdo
Le projet de Thomas, mûri à l’École de la librairie de Maisons-Alfort, a été inauguré le 2 septembre dernier. Sur sa surface de plus de 300 m2, la librairie Tsundoku abrite mangas, BD et galerie d’exposition dans un décor d’inspiration japonaise.
Yohanne Lamoulere pour La Croix L’Hebdo
Les libraires et leurs projets partout en France : de g. à d., Xavier (Auvergne-Rhône- Alpes), Marjolaine (Morlaas, 64), Vincent (78), Frédéric (92), Sophie D. (75), Sandrine (Bretagne), Thomas (Marseille), Karel (Grenoble), Julie (75), Christel (Versailles), Carole (Rezé, 44), Sophie J. (Strasbourg), Marion (Asnières- sur-Seine), Karine (Luxeuil-les-Bains, 70), Julien (Tinténiac, 35), Émilien (absent sur la photo, Bretagne).
Mathieu Genon pour la Croix l’Hebdo
C’est jour de rentrée des classes à l’École de la librairie de Maisons-Alfort (Val-de-Marne). Dans la grande salle de réunion prennent place des élèves, pressés ou retardataires, qui s’emparent de badges à leurs noms et s’observent mine de rien derrière les masques encore de rigueur en ce mois de février 2022, remarquant sans le dire la présence d’une journaliste. Ils sont 16 en tout, dix femmes et six hommes, de 28 à 53 ans, inscrits au parcours « Créer ou reprendre une librairie ». Du sérieux : 175 heures de cours sur six mois et un stage, 17 enseignants sur plusieurs sessions de formation pour un coût total d’environ 9 000 €. Un investissement important pour des projets de reconversion portés par une passion commune : le livre.
« Libraire, c’est un métier merveilleux ! Il fait rêver mais il est devenu extrêmement professionnel et l’École de la librairie va vous donner les outils de la réussite », lance Jean-Christophe Millois, responsable pédagogique, invitant chacun à détailler son projet. Premier à s’exprimer, l’un des élèves sera aussi le premier à ouvrir les portes de sa librairie. « Thomas Bidault, je viens de l’industrie agroalimentaire et je vais ouvrir en septembre avec deux associés une librairie spécialisée dans le manga, à Marseille, près du Vieux-Port. » Le formateur sursaute : « En septembre 2022 ? », interroge-t-il. « Oui, notre projet est avancé, le bail signé, le statut de la société créé et le prêt bancaire accordé », résume le jeune homme de 31 ans. « Alors, préparez-vous à ne pas beaucoup dormir d’ici là ! », prévient Jean-Christophe Millois.
Avant d’ouvrir sa boutique spécialisée dans le manga à Marseille, Thomas Bidault était l’un des 350 libraires formés par an à l’École de la librairie de Maisons-Alfort. / Mathieu Genon pour La Croix L’Hebdo
Seize étudiants issus de toute la France, autant de parcours tendus vers le même objectif. Certains viennent de milieux professionnels proches du livre, comme Vincent, traducteur (du japonais), Sophie, directrice de médiathèque, une autre Sophie, professeure de français, Émilien, commercial dans l’édition, Xavier, écrivain, et Carole, publicitaire dans la presse. Mais la plupart changent de vie du tout au tout, comme Frédéric, ingénieur dans une grande entreprise automobile ; Marion qui travaillait dans le cinéma, Karel, elle aussi venue du cinéma et de l’événementiel, Karine, gestionnaire d’entreprise, Sandrine, issue d’une entreprise de distribution d’énergie, Marjolaine, développeuse d’un site Web, Julie, chercheuse à l’université, Christel, cadre dans une compagnie d’assurances et Julien, médecin urgentiste.
Librairies spécialisées ou généralistes, associées à d’autres commerces (de la papeterie au bar en passant par le salon de thé), montées seul ou en groupe, qu’importe. « Vous serez maître de votre librairie ! », lance le formateur. Entrant directement dans le concret avec un test solide sur la loi Lang de 1981 qui encadre toute la chaîne du livre et fixe le principe du prix unique, les étudiants font preuve de motivation, questionnent et commentent avec vivacité.
Le ton est donné, il sera ironique et franc, au point de faire gagner d’emblée un surnom à la session : « la promo du second degré » ! « Il y a 3 500 librairies en France, et on en vit. Mais si vous pouvez ne pas vous payer de salaire la première année, c’est magnifique ! » Les futurs libraires s’y attendaient, leur commerce dégage très peu de profits. À la fin de la première séance, personne n’est découragé. Thomas, si près de l’ouverture, intrigue ses futurs confrères. Le jeune homme, né en 1991, passionné de mangas, est fonceur. Il a travaillé au marché d’intérêt national (MIN) de Cavaillon, puis à Rungis, après un Master 2 « Nutrition, qualité et santé ». « Mon job, c’était de vérifier que les produits alimentaires correspondaient aux normes d’hygiène et respectaient les certifications de qualité requises. Rien à voir avec la librairie. »
L’École de la librairie de Maisons-Alfort propose trois types de formation : en alternance, professionnelle ou en reconversion. C’est cette dernière qu’ont choisie les 16 « libraires du second degré ». / Mathieu Genon pour la Croix l’Hebdo
Et pourtant ! Son projet est né d’une série de rencontres. Au départ, Sullivan Rouaud, éditeur de mangas chez Bragelonne et responsable de la collection « Mangetsu », est approché via les réseaux sociaux par le Marseillais Damien Marchetti, agent de footballeurs. Ils rêvent d’un « lieu de vie » pour le manga. « Il y a peu de librairies à Marseille et de belles possibilités pour faire exister le manga auprès des jeunes en faisant venir de grands auteurs pour des dédicaces. » Le local commercial est trouvé, c’est un ancien club de sport aux larges volumes qui a fermé ses portes pendant l’épidémie de Covid-19, idéalement situé entre le palais de justice et Notre-Dame-de-la-Garde. Ils rencontrent Thomas, leur futur libraire, lors de discussions en ligne entre fans de mangas et décident de l’embaucher. Le capital de l’entreprise est partagé entre les deux investisseurs (40 % chacun) et Thomas (20 %), devenu associé ainsi que libraire salarié. Il ne lui manque plus qu’à apprendre « vite » le métier.
À l’École de la librairie, toutes les salles portent des noms de personnages de littérature. Si la rentrée a eu lieu chez « Albertine », on étudie aussi chez Lancelot, Ulysse, Don-Quichotte, ou Adèle-Blanc-Sec. Et, avant même de parler gestion – « le gros morceau » pour ces futurs patrons –, le client est passé au crible, cas d’école à l’appui : les parents qui ont un enfant de 4 ans mais veulent un livre pour les 8-12 ans « parce qu’il est surdoué », pendant que le petit lorgne vers les coloriages ; la lectrice qui a adoré les Mémoires d’Hadrien et veut « quelque chose d’équivalent » ; l’homme pressé désireux de faire un cadeau à son cousin sans connaître ses goûts ni préciser son âge ; celui qui arrivera cinq minutes avant la fermeture et voudra prendre tout son temps en demandant des conseils ; celle qu’il ne faut pas oublier de regarder dans les yeux pour lui montrer qu’on la voit attendre, en lui disant « je suis à vous dès que j’ai fini avec Monsieur » ; l’amateur de best-sellers qui n’osera pas demander un Guillaume Musso si le libraire a l’air « trop intello »…
Or, il ne faut pas snober l’amateur de best-sellers : en France, environ 15 ouvrages représentent tous les ans de 13 à 20 % du chiffre d’affaires de la librairie et 120 références en assurent un tiers. « Alors les best-sellers, vous les avez ! Faut pas les louper ! », rugit Jean-Christophe Millois. Il ajoute que certains n’oseront pas l’acheter dans la librairie où ils sont connus pour commander des Goncourt et autres prix littéraires, et iront se le procurer incognito en grande surface. Soupir dans la classe : « La psychologie du lecteur, c’est hypertordu ! »
Thomas, pour sa part, s’attend à la clientèle jeune et passionnée des amateurs de mangas. « Il y aura beaucoup de minots. Nous leur aménageons un coin lecture confortable avec des exemplaires qui seront invendables à force d’être lus, mais qui leur donneront envie », prévoit-il. Le jeune homme a un atout maître dans sa manche : Mathieu Bablet, auteur dela série d’anticipation Carbone et Silicium et du roman graphique culte Shangri-La, va faire le design, la décoration et l’aménagement de sa boutique.
Sept conseils à de futurs libraires
♦ Fixez vos priorités
Quel type de librairie, la tenir seul ou en association, dans quel lieu, avec quels objectifs de ventes et de rentabilité… Prenez votre temps pour que votre projet soit viable.
♦ Identifiez la concurrence
Étudier la zone de chalandise en repérant avec précision toutes les sources locales de vente de livres permet de sécuriser son projet et d’éviter un choc inattendu de concurrence.
♦ Informez-vous sur toutes les aides possibles
La librairie est un commerce soutenu : CNL (Centre national du livre), ministère de la culture (via les Directions régionales des affaires culturelles), muni-cipalités… ne manquez aucune aide à laquelle vous avez droit !
♦ Faites de la muscu
Soulever des caisses, installer des livres en rayons, descendre plusieurs fois par jour au stock… le métier est bien plus physique qu’il n’en a l’air.
♦ Apprenez à faire des paquets-cadeaux
Les petites attentions fidélisent le client et le paquet-cadeau est l’une des plus demandées. Tendance appréciée : le tissu plié, chic et écologique.
♦ Ne vous attachez pas trop aux livres
Un nouveau livre a environ trois semaines pour devenir un succès. La plupart ne restent que quelque mois en rayons avant d’être remplacés. Alors, si vous avez commandé largement l’un d’eux sans l’avoir vendu, résignez-vous à le retourner à l’éditeur qui l’enverra au pilon.
♦ Croyez en votre flair de lecteur
Ce livre, vous y croyez très fort et vous voulez le faire lire au plus grand nombre. Faites-vous confiance ! Mettez-le en valeur : pile près de la caisse, vitrine, étiquette « Coup de cœur », réseaux sociaux… Les libraires indépendants créent des succès inattendus grâce à leur conviction et leur expertise.
Les élèves ont commencé au printemps leur stage professionnel en appui de leur formation. Thomas travaille chez Pulp’s Comics, librairie spécialisée en comics, mangas et BD, rue Dante à Paris. La librairie pédagogique La Ruche à Maisons-Alfort est aussi un terrain d’entraînement : elle ouvre ses portes aux étudiants le lundi pour des exercices pratiques qui permettent d’incarner tour à tour le client exigeant et le vendeur prêt à tout pour le satisfaire. Chacun étudie l’agencement bien conçu de La Ruche : littérature générale et essais au rez-de-chaussée, un escalier tapissé de polars et, à l’étage, la jeunesse et les beaux livres.
Des livres, il y en a tant ! Il s’en est imprimé 554 millions d’exemplaires en France en 2021 pour près de 100 000 titres, dont un tiers de nouveautés et deux tiers de réimpressions. Comment choisir ? Comment gérer la profusion ? Comment les mettre en valeur ? La formation est entrée dans le dur, on discute rotation du stock et référencement, chiffre d’affaires au mètre carré, fabrication de meubles sur mesure et tableaux Excel.
Les futurs libraires doivent penser leur classement dans un local forcément contraint spatialement en préparant du sur-mesure et aussi du simple d’accès. Car les livres, c’est lourd. Réceptionnés en cartons, stockés et mis en rayons, réexpédiés chez l’éditeur pour les invendus, il faut s’attendre à les manipuler tout le temps. « 50 % de votre temps de travail, c’est l’ouverture et la fermeture des cartons. » Du coup, les calculs vont bon train. « Si j’ai des étagères de 80 cm, sur 1 mètre de linéaire je peux poser 50 poches ou 40 grands formats ou 30 beaux livres… Mais jusqu’à quel point dois-je stratifier les domaines ? » Combien de poches peut-on mettre en valeur sur une table ? Une vitrine thématique sur la nuit, les épices, la littérature américaine… aura-t-elle du sens et quand ? À quel rythme refaire la vitrine ? « La mouche morte dans la vitrine, c’est la fin ! L’horreur totale ! »
À l’heure du déjeuner, les « libraires du second degré » achètent des sandwichs à la sympathique boulangerie située en face de l’école, et vont les manger dans le parc de Maisons-Alfort en évoquant leurs projets. Les deux plus avancés ouvriront dès l’été 2022 : Christel, qui va reprendre Personnali’Thé, spécialisée en développement personnel à Versailles, et Thomas. Ses meubles sont en fabrication. Il en faudra pour poser les 15 000 références de sa très grande surface de vente : rien que pour les deux séries phares du manga, Naruto compte 72 volumes et One Piece 104 !
Un peu de poésie permet d’aborder le sujet fondamental, celui de la viabilité économique. L’école de Maisons-Alfort le rappelle en préambule, l’écriture et donc la littérature sont nées de pièces comptables, car les premiers écrits connus comptaient des troupeaux en Mésopotamie il y a 5 000 ans. « La facture, donc, c’est de la littérature ! » Ceci posé, la formation prend un tour financier austère. Il s’agit de fixer les repères. « On achète 66 € un livre qu’on vendra 100 €. Sur les 34 € restant, il faut payer les loyers, les salaires, les frais d’expédition et de réexpédition et les frais généraux. » Cette équation serrée, Thomas la connaît bien et s’exaspère de ne pas parvenir à négocier de délais de paiement avec un représentant particulièrement coriace. « Je lui ai commandé 2 500 exemplaires et il ne veut pas attendre 120 jours pour le paiement de la facture ! À 3 ou 4 € le manga à prix coûtant, c’est de 7 500 à 10 000 € de factures. C’est trop de frais à avancer alors que les ventes n’arriveront qu’en automne », s’inquiète-t-il. Tout s’accélère en ce printemps 2022, alors que sa librairie doit ouvrir le 18 juillet et être inaugurée le 2 septembre. La négociation de remises commerciales avec le représentant, les stocks, les achats, le taux de marge et le taux de rotation, l’étude de marché quantitative, la définition de la zone de chalandise, les budgets… Les futurs libraires se préparent à devenir patrons et le livre n’est plus qu’une marchandise dans des tableaux que l’on s’exerce à piloter. « En début de projet, tout se télescope », confirme Alexia Dumaine, la formatrice pour les questions financières et d’organisation. « Apprenez à ne pas vous laisser faire par les représentants, conseille-t-elle. On perd de la marge si on leur cède en commandant trop d’ouvrages, sans compter le coût pour l’environnement des transports en camions et du pilon. » D’autant que les 10 000 éditeurs français (dont 20 seulement ont plus de 5 000 titres), très réactifs, livrent sous deux à cinq jours.
Salle Hermione-Granger, chacun picore dans les listes thématiques, car en ce mois de juin, la formation explore « les grands domaines de l’assortiment ». Les listes de livres donnent une ambiance de départ en vacances studieux. Les libraires négocient leurs baux commerciaux, ont des rendez-vous chez le banquier, déposent leurs demandes de soutien financier… Alors, songer à ses futurs livres, c’est du bonheur !
La formation passe en revue la littérature française, entre « récit familial » (de La Place d’Annie Ernaux aux Vies minuscules de Pierre Michon), « roman d’histoire et de mémoire » (d’Irène Némirovsky à Alice Zeniter), la « littérature des lieux » (Mathias Énard), le réalisme ou le féminisme… Thèmes, prix littéraires, grands éditeurs, fonds de catalogue et nouveaux auteurs à surveiller, les lettres francophones représentent l’essentiel, le produit d’appel qui fait franchir la porte d’une librairie. Mais il ne faut pas négliger la littérature étrangère, car « la France est, avec l’Allemagne, le pays du monde qui fait la part la plus belle à la littérature traduite ». Lesventes de romans étrangers ne cessent cependant de baisser dans l’Hexagone. « Le plus efficace est de faire venir les auteurs pour une signature ! », souligne l’enseignant Nicolas Seine.
Littératures de l’imaginaire ou de la nature, aventure, polars, « romans vrais », SF, poésie… les possibilités d’assortiments donnent le tournis. Sans compter les essais, les beaux livres, le rayon pratique et, bien entendu, la jeunesse, des premiers albums aux romans ados, ainsi que la BD. « Marquez votre identité en choisissant et valorisez les atouts de la librairie indépendante : qualité de la sélection, vente, conseil et engagement », recommandent les formateurs. Ils insistent sur une tendance de fond durable, révélée par une étude Ipsos en 2019 : « Les lecteurs ont une forte envie de lectures plus faciles, feel good, réconfortantes… C’est une proposition que vous devez avoir en tête. »
Lecture facile et réconfortante, Naruto est bien sur les listes prioritaires de Thomas : quarante exemplaires des trois premiers, dix exemplaires des dix suivants, le reste en précommandes… le jeune homme calcule avec fébrilité l’équilibre de ses 15 000 références, alors que la pression monte, moins d’un mois avant l’ouverture. « Et si les représentants partent en vacances, tiendront-ils les délais de livraison sous huit jours ? Et si celui dont j’ai besoin aujourd’hui ne me rappelle pas, est-ce que je rappelle ou je le laisse traîner ? Je lui ai demandé de me faire un mail, mais il me dit qu’il n’a pas le temps, c’est du bizutage ou quoi ? », s’impatiente le jeune homme.
Les futurs libraires commencent tous à penser à l’après. L’année scolaire s’achève en ce 1er juillet 2022 et chacun repart de son côté… en toussant. Le groupe WhatsApp des « libraires du second degré » le révélera dès le lendemain à chacun, la promo garde un petit souvenir de sa convivialité : un Covid partagé par la quasi-totalité de ses membres. « Oh, le cluster, avec les apéros en plus ! »
« On y va ! » Ouverte dès le 18 juillet 2022, la librairie Tsundoku hisse les couleurs le 1er septembre. En ce jour de rentrée des classes, l’équipe a distribué des tracts aux collégiens et lycéens de Marseille pour les informer de l’ouverture officielle le 2 septembre. Les réseaux relaient l’information. Un article est paru en amont dans Livres Hebdo. La presse est prévenue, des influenceurs sont invités ainsi que des personnalités.
Alors que le ciel s’assombrit sur Marseille au début d’un orage d’été, la boutique illumine le cours Puget devenu obscur. Son entrée s’orne de figurines de collection appartenant aux trois associés : « On n’a pas tout reçu à temps, nous avons été obligés de mettre les nôtres pour éviter une impression de vide », confie Thomas, stressé. En japonais, Tsundoku signifie « pile de livres à lire » et c’est bien ce qui attend le visiteur qui passe le seuil. Une profusion de mangas flambant neufs rutile sous des lanternes japonaises rouges créant une lumière fantasmagorique. L’ensemble est une œuvre d’art, japonisante et intimiste. Jouant sur les volumes, les lumières, le bois clair des étagères, Mathieu Bablet a utilisé le contraste entre l’espace de vente rempli du sol au plafond et un sous-sol aux larges espaces presque vides, semblable à une échoppe japonaise de rue, une boutique de ramen ou de nouilles. Dans ce cadre accueillant règne l’illusion d’être au Japon. Tous les détails sont soignés, depuis le tableau d’affichage de petites annonces usées jusqu’aux fauteuils bas devant lesquels est installé un jeu de go, le dojo, l’orchidée déposée dans un coin, l’espace de relaxation zen…
Le projet de Thomas, mûri à l’École de la librairie de Maisons-Alfort, a été inauguré le 2 septembre dernier. Sur sa surface de plus de 300 m2, la librairie Tsundoku abrite mangas, BD et galerie d’exposition dans un décor d’inspiration japonaise. / Yohanne Lamoulere pour La Croix L’Hebdo
Mathieu Bablet dédicace ses livres sans se lasser dans la ferveur intense d’une longue file de fans qui patientent. Cécile Brun et Olivier Pichard, deux jeunes bédéistes connus sous le nom d’« Atelier Sentô », qui ont réalisé les fresques sur les murs, signent également. De son bureau à l’étage, Sullivan Rouaud savoure. « Quand on est éditeur de mangas, c’est bien d’avoir sa librairie, on comprend ce qui se passe. » Damien Marchetti résume le business plan : « On ne touchera pas un euro, on va tout réinvestir et embaucher ! » Agent sportif depuis dix-sept ans – « un job très compliqué humainement » –, il se réjouit : « Il me fallait autre chose pour retrouver une sérénité qui me manquait. »
À la caisse, Thomas et la première libraire embauchée, Rima, accueillent, conseillent, emballent et encaissent, tout sourire. Au dernier moment arrivent des planches originales de mangas mythiques (Dragon Ball, Naruto, One Piece…) qui ornent in extremis la galerie d’exposition de la librairie. Les festivités d’inauguration battent leur plein, elles se poursuivront tout le week-end et accueilleront plus de 2 000 visiteurs.
En janvier 2023, Tsundoku tourne à plein régime. Six mois après son ouverture, la librairie a doublé voire triplé ses prévisions de chiffre d’affaires. Les événements spéciaux se sont succédé : la mangaka Yuka Nagate, l’auteur star français Tony Valente ont dédicacé leurs livres. Junji Itô, le légendaire auteur japonais, considéré comme l’un des maîtres du manga d’horreur, est venu lui aussi dédicacer ses livres le 23 janvier 2023, avant de se rendre au Festival de la BD d’Angoulême, dont il était l’invité d’honneur. Thomas, détendu, savoure sa réussite. Il a pu embaucher deux nouveaux libraires, Samuel et Nicolas. « C’est une équipe pluridisciplinaire. Chacun de nous sait tout faire : dé-palettiser, mettre en rayons, faire du réassort, conseiller les clients, tenir la caisse… C’est motivant ! »
Les représentants livrent avec régularité de copieux offices. Un gros travail de réassort a permis de multiplier les figurines de l’entrée. En novembre et décembre, la librairie, équipée d’une table pour paquets cadeaux, a ouvert les dimanches après-midi. Des passionnés de manga de 25 à 40 ans, de très jeunes enfants avec leurs parents, des collégiens et lycéens, le public de Tsundoku est varié. La librairie encaisse souvent des Pass Culture, élargis par le gouvernement à trois millions d’utilisateurs, mais aussi le chèque « Collégiens de Provence » (100 € offerts par la région), le chèque culture e-Pass destiné aux étudiants et aux alternants, bref, « tous les dispositifs d’aide à la lecture ».
« La librairie, ça correspond vraiment à ce que j’espérais. J’ai une liberté bien plus intéressante que quand j’étais salarié, je peux mettre ma patte, choisir les livres que je veux conseiller et pousser », confie Thomas. Le jeune entrepreneur reconnaît avoir découvert le revers de la médaille. « Je n’avais pas pris la mesure de tout ce qu’il y avait autour de cette entreprise : la gestion, la compta, les ressources humaines, les rendez-vous de représentants, les plannings… certains jours, je ne peux être en rayons que quand je dépanne mes collègues pour leur pause déjeuner ! »
Un salon de jeunes entrepreneurs l’a accueilli pour partager son expérience. « Si je devais revenir un an en arrière, je signerais à nouveau tout de suite. » Sans vouloir trop s’exalter, il place au plus haut les « apports moraux » de son projet, pour lui et pour la lecture. « Tu vis dans un grand stress, tu travailles beaucoup, tu souffres même, mais tu sais pourquoi. Tu vois que tu as bien bossé, que la boutique est belle, le projet impressionnant, le succès au rendez-vous. Des gens te le confirment… Et puis, tu te rends compte d’un seul coup qu’un (ou une) auteur(e) célèbre, brillant(e), surdoué(e) qui t’a toujours fait rêver est assis(e) là, dans ta boutique et rencontre ses lecteurs, grâce à toi. »
Tsundoku a déjà vu se succéder des milliers de lecteurs. Un jour, une dame chic est entrée parce qu’elle trouvait la boutique belle, et a lancé : « Je n’ai jamais lu de mangas, étonnez-moi ! » Elle est repartie avec une douzaine de premiers volumes de diverses séries, et revient depuis, fidèlement. Une autre, mère de famille, s’est passionnée pour la série Monster de Naoki Urasawa. « Elle a pris deux volumes pour voir. Le lendemain, en levant le rideau, je vois des chaussures qui attendaient devant la porte, elle était déjà là, disant qu’il lui fallait la suite », raconte Thomas. Ce même après-midi, un homme arrive en scooter, expliquant que sa femme l’envoie pour acheter l’intégrale de la série, qu’il lui fallait les 18 volumes pour ses vacances. « Elle qui ne lisait que des romans est devenue boulimique de mangas en deux jours ! »
Des lecteurs qui réclament la suite de ce qu’il leur a conseillé, des touristes qui s’arrêtent devant son petit coin lettré de Japon, des clients qui viennent de toute la région, comme à l’aventure… ces rencontres le réjouissent. « On a eu un jeune homme d’Avignon qui a étrenné son permis de conduire en emmenant ses amis dans notre librairie. » Le plus touchant, sans doute, aux yeux des libraires attendris, était un petit garçon venu d’Orange accompagné de sa grand-mère : « Il avait dessiné très soigneusement sur une feuille de papier le plan qu’ils devaient emprunter depuis la sortie du métro jusqu’à Tsundoku, et il le tenait précieusement, comme une carte au trésor. »
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La Croix L’Hebdo : Libraire, c’est un métier qui fait toujours rêver ?
Caroline Meneghetti : Complètement ! Mais des fantasmes accompagnent ce rêve. Créer et travailler dans un lieu privilégié : oui, c’est le cas ! Lire beaucoup : c’est plus compliqué, car il faut s’en charger sur son temps libre. Quand on devient libraire, on change de profil de lecteur.
On lit dans l’objectif de conseiller et on perd de vue la lecture plaisir. Conserver le goût de la lecture demande un effort, mais reste essentiel, car c’est l’essence du métier. Un autre fantasme est de voir le métier comme intellectuel. C’est vrai, mais il comporte aussi beaucoup de manutention, et il faut être en forme.
Quelles priorités se fixe l’école que vous dirigez ?
C. M. : Le but principal est d’apprendre aux futurs libraires les réalités du métier. Nous avons
une responsabilité, car il s’agit de projets de vie et les néolibraires y investissent souvent toutes leurs économies. La librairie demande beaucoup d’engagement pour peu de résultats parfois. Le taux de rentabilité est très faible, entre 1,5 % et 2 %. Il faut donner beaucoup de son temps comme dans tout entrepreneuriat. C’est une responsabilité.
Quelles sont les missions de l’école ?
C. M. : L’école a été créée en 1972 par et pour des libraires, elle est financée par des fonds professionnels et a un statut d’association loi 1901. On est au service de la profession. Nous avons également un rôle de régulation : il ne s’agit pas d’encourager des créations à tout-va qui mettraient en danger d’autres librairies. Nous devons garder à l’esprit l’équipement des territoires et le maillage.
Vous limitez donc les effectifs de vos formations ?
C. M. : En reconversion, un cursus qui coûte 9 000 € environ, financé par les élèves ou la formation professionnelle, nous formons 120 libraires par an, mais nous avons deux fois plus de demandes. Tous ne concrétisent pas leur projet mais nous estimons quand même que deux tiers des élèves créent ou reprennent leur librairie. Nous avons aussi une centaine de jeunes élèves en formation première, un apprentissage ouvrant sur de beaux parcours.
La librairie a connu un bond de 12,4 % des ventes en 2021. Qu’en est-il aujourd’hui ?
C. M. : L’année 2022 n’a pas été aussi florissante, avec un recul de 4% par rapport à 2021. Toutefois les ventes se situent en hausse de 11% par rapport à l’année 2019. L’équilibre de l’économie du livre est fragile. L’augmentation des prix de l’énergie pèse beaucoup. Heureusement, certains domaines servent de levier : la jeunesse tient le coup, le manga et la BD restent en plein essor. Les sciences humaines résistent bien. La littérature est un peu en souffrance, mais c’est un domaine qui va tenir. Pendant le Covid, le livre, bien essentiel, a fait preuve d’un dynamisme exceptionnel et les Français ont montré leur attachement à leurs libraires indépendants. D’ailleurs, même avant cela, nous avions senti déjà que la vision du métier était dépoussiérée.
Recueilli par Nathalie Lacube
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