Société de notation COMMANDE N° 2018-0403 (Emmanuel Pierrot)
C’est l’un des grands combats des plateformes de référencement au cours de ces dernières années. A grands coups de com, Tripadvisor, Yelp ou Google My business ont tous promis de faire la traque aux faux avis et ont amélioré leurs algorithmes en conséquence. Un porte-parole de Tripadvisor explique à Libération que la plateforme mène aujourd’hui «une lutte sans merci contre la fraude» : «Nous disposons de systèmes sophistiqués et d’équipes pour repérer les fraudeurs, ainsi que d’un système de sanctions sévères pour les dissuader.» Il explique : « Notre équipe de spécialistes de contenus travaille vingt-quatre heures sur vingt-quatre et sept jours sur sept pour enquêter sur chaque avis marqué pour vérification, que ce soit par notre système ou par notre communauté.»
Il faut dire que les faux avis ont réellement nui à leur image. Après la démocratisation de leur usage, au début des années 2010, de nombreuses entreprises proposaient d’acheter des faux avis. Jusque dans les couloirs du métro, on pouvait par exemple lire en 2011 : «Devenez le seigneur des réseaux, l’ami des moteurs de recherche.» Derrière cette campagne de pub, l’entreprise Boostic proposait à n’importe quel utilisateur de devenir populaire en contrepartie d’un paiement d’ une quinzaine d’euros.
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Les plateformes, capables de faire le succès d’une enseigne en quelques clics d’internautes, étaient prises à leur propre jeu. Tripadvisor, Yelp ou Google promettaient au consommateur de l’aider à trouver le meilleur endroit où dîner ou séjourner de la manière la plus démocratique qu’il soit : par le vote de ceux qui ont fréquenté ces lieux. Ils devenaient un indice de fiabilité mais n’étaient pas réellement armés pour traquer l’usurpation et devaient faire face à certaines entreprises comme Boostic – difficilement traçables car basées en Inde ou à Madagascar – qui se vantaient de détenir une armée de faux comptes prêts à poster un avis positif sur n’importe quelle enseigne. Décrédibilisant alors les services proposés par Tripadvisor et consorts. Si le système de modération des avis s’est considérablement renforcé, s’appuyant notamment sur la communauté pour traquer les usurpations, les agences qui proposent de vendre des faux comptes n’ont pas disparu.
Une simple recherche «acheter des faux avis» sur Google suffit pour en trouver. Comment être certain alors que leur pratique est bien censurée par les plateformes ? Pour nous en rendre compte, nous avons décidé de populariser notre cantine d’entreprise sur ces plateformes – sous le nom «La Cantine», une cuisine «healthy» et «un endroit chaleureux ou déjeuner entre collègues». Quelques jours après notre demande de référencement sur Tripadvisor et Google My business, petite victoire : la première refuse sans plus de précisions, mais la seconde accepte sans s’enquérir de notre identité.
Lorsque l’on recherche «La Cantine + 75015», le lieu est désormais référencé parmi les adresses de restaurants sur Google. Reste alors à contacter ces fameux sites proposant de poster des avis positifs sur notre enseigne. Nous entrons d’abord en contact avec un certain Guillaume sur une plateforme de service. Ce dernier propose dans une annonce de poster «trois avis positifs» sur notre page Google pour seulement 5 euros. Lorsque nous le contactons pour connaître la marche à suivre, il nous indique finalement qu’il ne propose plus ce service car «les [faux] avis ne restent pas. De plus, c’est illégal, chacun risque gros». Avant de couper court à la conversation, il nous précise seulement que «Facebook, Google… les repèrent rapidement». Dans son cas, la traque active des plateformes semble avoir eu raison de son activité.
Loin de nous résigner, nous décidons de nous attribuer les services du site www.acheter-des-fans.com qui propose de poster un faux avis pour 19 euros. Il est bien entendu possible d’en commander plusieurs, mais la facture monte rapidement. Le site se prétend «numéro 1 en France depuis 2011 avec plus de 3 000  clients satisfaits». Par mail, un certain Romain nous renseigne sur la procédure à suivre : «Le tarif inclut un avis publié par un véritable utilisateur avec le commentaire que vous fournissez. Ce qui permet de ne pas être détecté comme une manipulation. Pour commander, c’est simple : vous envoyez le montant payé sur [notre] compte Paypal. Une fois le paiement envoyé, contactez-nous sur ce mail pour nous fournir l’URL de votre établissement et les avis à publier.»
Puisque c’est un investissement important, nous voulons nous assurer que le site publiera bien notre avis une fois le paiement versé. Lorsque nous demandons à en discuter par téléphone, ce dernier nous répond : «Je suis désolé, mais nous ne communiquons que par mail ou tchat. Vous verrez sur votre site que les avis seront bien publiés.» En réalité, le site n’a aucune existence légale en France, l’entreprise est enregistrée en Inde.
Nous décidons de ne pas opter pour cette solution et nous tournons vers les marchés illégaux présents sur le «darknet» Tor. Là, au milieu des cartes bancaires volées, une annonce promet 200 avis positifs pour 15 euros. Notre interlocuteur, qui dit se trouver en Israël, nous certifie que tous les commentaires seront postés sur la page Google de notre restaurant. Une fois empoché l’argent, il a disparu malgré nos nombreuses relances. Pas un seul des 200 avis promis n’a été publié. «La Cantine» est resté un restaurant inconnu parmi tant d’autres. Dernière solution, nous nous tournons vers une agence de référencement ayant pignon sur rue. Notre interlocuteur explique dans le détail ce qu’il nous propose : un site internet pour mettre en avant notre restaurant, ainsi que la création de pages sur Facebook, Tripadvisor et Google. Le prix ? 17 000 euros pour le package total, sans les faux avis. Ce dernier nous déconseille d’ailleurs d’y avoir recours, mais nous suggère : «Chaque restaurateur aujourd’hui a mis à contribution son frère ou ses amis pour mettre des commentaires positifs…»
Les plateformes semblent avoir remporté une première victoire dans la lutte contre les faux avis. En plus de leur progrès technique, la pénalisation de la pratique semble avoir découragé les fraudeurs massifs. Depuis 2010, la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF) s’est saisie du problème. Outre les travaux autour d’une norme globale commune à toutes ces plateformes, en 2016, la «loi pour une République numérique» a donné lieu à la création d’un article du code de la consommation prévoyant des obligations d’information pour les gestionnaires d’avis en ligne. La «pratique commerciale trompeuse» est punie d’un emprisonnement de deux ans au plus et d’une amende de 37 500 euros. Ce qui n’a pas pour autant fait disparaître le phénomène.
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S’il est devenu très difficile d’automatiser la publication de faux avis, il est toujours possible d’en poster un à un. Ce qui constitue un défi bien plus grand. De notre côté, par exemple, nos journalistes publient des avis positifs sur la page de «La Cantine», pour l’instant tous acceptés par Google. D’autres utilisateurs, sur les forums, se plaignent des avis négatifs de concurrents. «Depuis un an et demi, deux avis faux et méchants rédigés par deux personnes que je n’ai jamais vues et qui n’ont jamais visité mon auberge : je voudrais que Tripadvisor comprenne qu’il met une arme dans les mains d’un concurrent fou ou jaloux pour détruire notre projet», peut-on y lire. Ils ne seraient pas les seules victimes : Au cours d’une récente enquête, la DGCCRF a pu observer auprès de 60 entreprises contrôlées que 35 % des avis observés étaient faux.
© Libé 2022
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