LA VIE EN NOIR – Le concept de maternité n’est pas à prendre à la légère avec la romancière Seo Mi-Ae. Sa vision de la chose n’est pas faite pour rassurer non plus. Tant mieux parce que c’est exactement le but du jeu. De son jeu à elle, auteure sud-coréenne, chef de file du K Thriller, Seo Mi-Ae a entamé une tournée promotionnelle européenne. Avec une halte à Paris, juste à côté de la vénérable Sorbonne.
Prend-t-elle ombrage à être comparée au maître de l’horreur Stephen King? “Pas du tout, j’adore ce qu’il fait”, lâche Seo Mi-Ae, comme si elle mangeait un délicieux bonbon. “Un jour, il a expliqué qu’il ne fallait pas chercher l’horreur à l’extérieur parce qu’elle se trouve souvent en premier lieu au sein même de la cellule familiale. Et plus la fenêtre est petite, et plus elle fait peur.” Le contraste entre les propos tenus par la romancière et son allure est amusant. Seo Mi-Ae est tout en rondeur, elle porte une chemise blanche et un pantalon noir, et elle n’inspire rien d’autre que l’envie de rester un moment avec elle autour d’une tasse de thé et d’un morceau de gâteau. Mais c’est sans compter l’imagination carnassière de la dame qui fait mouche encore une fois dans le deuxième opus de sa trilogie, Chut, c’est un secret.
Les enfants sont innocents. Oubliez cela avec Avec Seo Mi-Ae, plus question de regarder ces bambins de la même façon. Non, on l’avait déjà compris dans Bonne nuit maman, le premier volume de la série. L’écrivaine avoue avoir puisé dans sa propre histoire : “Quand j’avais 14 ans et mon frère, 11 ans, je m’en suis pris à lui. C’est affreux, mais il m’avait manqué de respect et en Corée c’est assez grave, on ne fait jamais ça avec ses aînés. J’ai voulu l’étouffer. Evidemment, je ne suis pas allée jusqu’au bout mais je me suis posée plein de questions, surtout après, quand j’ai commencé à écrire. L’inné, l’acquis, à quel moment on passe de la gentillesse à la méchanceté, c’était comme un déclic sur la nature humaine.”
Alors, la voilà son héroïne, inspirée d’une histoire vraie qui s’est déroulée aux USA. Ha-yeong vit toujours avec son père et sa belle-mère, Seon-gyeong qui n’a donc pas été mortellement empoisonnée à la fin du tome 1 de la trilogie, et qui est désormais enceinte. Le trio vit sous le même toit et les tensions sont fortes. Qu’importe, le papa Jun Jae-seong a décidé de partir sur de nouvelles bases et annonce de manière unilatérale que tout ce petit monde va déménager pour aller habiter à Sokcho, au bord de la mer où il possède une maison de famille. Le résultat est aussi immédiat que surprenant. L’ado qui d’ordinaire a toujours affiché une sorte de mur infranchissable en guise d’expression orale, s’empare du plat de tomates et l’envoie valdinguer. Première rébellion contre le papa. Si j’étais lui, je me poserai et réfléchirai un peu.
L’auteur qui n’a pas de plan quand elle se met à l’ouvrage, indique que ce qui compte, ce sont les personnages : “Je visualise le gros de l’intrigue puis je me concentre sur ceux dont je veux parler et une fois qu’ils sont définis, je rentre complètement dans le roman.” Et ce qu’elle aime, c’est faire ressortir le mal, le méchant, le moins joli de ce que les bipèdes peuvent exprimer faire ou encore faire subir.
Après tout, la mort a toujours rôdé dans sa vie et cela depuis son enfance. Outre le petit incident avec le frangin, elle se souvient des morts qu’elle a vus. “Nous habitions pas très loin de l’autre grande ville coréenne, Busan, et il y avait la rivière Han. Une année, il y a eu de fortes inondations et les cadavres ont flotté sur l’eau. Ce sont des images fortes pour un enfant, surtout que le bateau qui transportait les cadavres était le même que celui des passagers.” Il y a aussi cette voisine qui vivait seule et dont on a retrouvé le corps dans la cuisine seulement quelques jours après son décès. “J’ai senti l’odeur du détergent dans mes narines plusieurs jours de suite.” D’une façon générale, l’écrivaine souligne la violence de la société coréenne, les manifestations estudiantines des années 70 réprimées avec sauvagerie.
Alors, elle pose son intrigue, c’est de la dentelle noire. Ainsi, dans cet opus, le centre de gravité du Mal se déplace-t-il du féminin au masculin. Le père serait-il un peu perturbé, commence-t-on à se demander. Il montre de véritables signes de crise d’autoritarisme aigu, de volonté de contrôle, pour le moins perturbants. L’atmosphère s’alourdit à vitesse grand V, on craint pour le futur bébé, on se dit que la belle-mère est bien naïve et on serre les dents. On est toujours à la limite du polar et de l’horreur.
Ne cherchez pas de la subtilité dans la prose de l’auteure, tout y est un peu brut de décoffrage, les sentiments sont souvent extrêmes, les réactions, les conséquences. Quand cette dernière se rend compte que dans ce nouveau collège soi-disant bien sous tout rapport, une jeune fille a fugué, harcelée par ses camarades, elle fait face comme une bonne petite criminelle endurcie. Sauf que là, elle se bat pour faire le bien. Une héroïne qui prend des chemins de traverse, toujours et encore.
Y-aurait-il un peu de Seo Mi-Ae dans le personnage de l’adolescente? La jeune Seo Mi-Ae quitte la maison familiale à 14 ans, ses parents ne sont pas contents mais ne peuvent la dissuader. Elle écrit des poèmes puis, à 19 ans, son premier scénario et un an plus tard elle remporte un prix. Un best-seller, Les trente meilleures façons d’assassiner votre époux, un succès phénoménal. A croire que les Coréennes attendaient ce moment depuis déjà trop longtemps. “A partir de là, j’ai été totalement autonome financièrement.” Elle ose se rappeler de ce moment d’égarement, de ce soi-disant coup de foudre pour un homme que finalement elle trouvera “nul”. “On avait même envisagé le mariage et heureusement cela ne s’est pas fait.” Parce que l’auteur a d’autres amours, l’écriture, la télévision, elle se jette à corps perdu dans ce travail qu’elle adore et qui au début est perçu comme un moyen de gagner sa vie. Ce n’est qu’après le succès qu’elle change d’attitude et découvre qu’en fait, elle est très heureuse lorsqu’elle travaille la matière polar.
Le Noir coréen est dominé par les femmes. “Egalement chez les lectrices, poursuit l’écrivaine. Lorsque je fais des signatures, ce sont elles qui viennent en plus grand nombre.” Bienheureux les Coréens. Le quotidien britannique The Guardian n’hésitait pas à proclamer, il y a deux ans, que la Corée allait supplanter le “Scandic Noir” avec son polar brut et méga visuel. Deux éditeurs français en ont fait le pari. En 2020, Pierre Bisiou et Irène Ronandini ont monté les Editions Matin Calme, entièrement dédiées au K-thriller. La moitié du catalogue est féminin. Pierre Bisiou estime que les auteurs suivent leur propre chemin loin des normes romanesques américaines ou anglaises. Pas faux. Quand on demande à Seo Mi-Ae si dans sa vie à Séoul elle fraie avec les Occidentaux, elle répond : “Pas souvent, en fait je n’en connais pas beaucoup. Ma perception d’eux vient surtout de la télé ou du cinéma.” La garantie de rester hors clichés et autres codes préétablis? Il y a de fortes chances et c’est très cool pour le lecteur.
Chut, c’est un secret, de Seo Mi-Ae, traduit par Kwon Jihyun et Rémi Delmas, Editions Matin Calme, 272 pages, 19,90 euros.