Cette pop facile déferle sur l’Europe et les Etats-Unis. Mais derrière les paillettes se cache une industrie qui fait travailler ses artistes sans relâche et contrôle leurs moindres faits et gestes. Reportage
Une cinquantaine de jeunes, en t-shirts et pantalons de training, se jettent par terre à l’unisson. Ils tapent contre le sol avec la paume, font une rotation sur eux-mêmes, se relèvent gracieusement et effectuent une série de mouvements de bras évoquant un oiseau en plein vol, au son d’un beat de K-pop. Il est près de 21h30. Cela fait déjà deux heures qu’ils répètent la même séquence de gestes, sans faire de pause. La sueur perle sur les fronts.
Ces élèves sont enrôlés dans l’académie Def Dance, au cœur du quartier chic de Gangnam, à Séoul. Tous n’ont qu’une idée en tête: devenir la prochaine star de K-pop. «Je passe trois heures ici tous les jours après l’école, raconte Lee Jae-gi, un gamin fluet de 16 ans vêtu d’un pull gris et d’un masque chirurgical. J’ai commencé à danser à l’âge de 11 ans.» Il suit des cours de K-pop, de hip-hop et de chant. «Répéter le même mouvement à l’infini est parfois fatigant, mais je ne me plains pas. Je progresse et c’est tout ce qui compte.»
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Fondée en 2002, Def Dance accueille 1400 danseurs et chanteurs en herbe. Les plus jeunes ont 8 ans. Ce n’est pas qu’une école. «Deux à trois fois par mois, les grands studios de musique nous envoient leurs représentants, explique Yang Sun-kyu, son directeur tatoué, assis au milieu du studio d’enregistrement de l’académie. Ils font passer des auditions aux élèves pour repérer des talents prometteurs.» Ceux qui se font sélectionner deviennent des «apprentis», le Graal pour toute future star de K-pop. L’école en a déjà produit plusieurs.
La K-pop est née dans le sillage du rétablissement de la démocratie en Corée du Sud, en 1987. Cela a libéré les chaînes de TV du joug de la censure et fait émerger des émissions musicales audacieuses. En 1992, l’une d’elles a accueilli une prestation de Seo Taiji and Boys, un groupe mêlant hip-hop et paroles en coréen, aujourd’hui considéré comme le précurseur de la K-pop.
Au même moment, une poignée d’entrepreneurs culturels ont commencé à regarder par-delà les frontières du pays. «L’un d’eux, Lee Soo-man, s’est rendu aux Etats-Unis, détaille Patty Ahn, une experte de la K-pop à l’Université de Californie à San Diego. Soufflé par le succès de MTV et la qualité des vidéos produites par des artistes comme Michael Jackson, il a décidé de reproduire ce modèle en Corée du Sud.» En 1995, il a fondé la maison de disques SM Entertainment et mis sur le marché le premier groupe de K-pop, H.O.T.
SM domine aujourd’hui le genre aux côtés de JYP Entertainment et de YG Entertainment, deux autres labels créés en 1997 et 1998. Ces mastodontes font tout à l’interne: la sélection des talents, leur formation, la création des groupes et l’écriture des chansons. Un mécanisme parfaitement huilé qui débouche sur la présentation d’une vingtaine de nouvelles formations de K-pop chaque année.
«Nous organisons 500 000 auditions par an, indique Choi Jin-young, qui a été chargé par SM Entertainment de créer une école proposant une formation de K-pop et un diplôme d’études secondaires. C’est extrêmement compétitif: seuls une dizaine de talents sont sélectionnés chaque année pour devenir des apprentis.» La majorité ont entre 10 et 14 ans.
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Ces apprentis suivent deux ou trois ans de formation intensive, à l’issue desquels moins de la moitié d’entre eux seront choisis pour intégrer un groupe de K-pop. «Ceux qui se font rejeter n’ont que peu d’options, d’autant plus qu’ils abandonnent souvent l’école pour poursuivre leurs rêves musicaux», note-t-il. Les rares élus ont droit à un «début», une apparition sur une émission de variétés durant laquelle ils interprètent leur premier single et se présentent au public.
L’académie Global K est hébergée dans un bâtiment de briques couleur miel au cœur d’un développement immobilier censé ressembler à un village anglais. Son pub, l’architecture victorienne de ses maisons et sa cafétéria en boiseries sombres lui donnent des airs de Poudlard asiatique. Située au nord de Séoul, à un jet de pierre de la Corée du Nord, elle accueille régulièrement des apprentis de K-pop.
«Ils passent un an chez nous à apprendre comment chanter, danser, se maquiller, poser devant une caméra, parler en public, bref, tout ce qu’il faut savoir pour devenir une star», détaille Penny Park, la responsable marketing de Global K. «Nous leur enseignons aussi le théâtre: cela les aide à maîtriser leur voix et leurs mimiques faciales», complète Aurore Barniaud, une Française qui s’occupe des apprentis.
Elle pointe du doigt une salle allongée avec des miroirs sur les quatre murs. «Ici, ils peuvent s’exercer à marcher et à adopter une bonne posture pour la scène», explique-t-elle. Un studio d’enregistrement, des cabines individuelles de chant et une salle de concert complètent le dispositif. Six mois avant leur début, une équipe de stylistes est déployée. Elle donne un look individuel à chaque membre du futur groupe.
«Ils vivent ici à l’année et ne rentrent voir leurs parents qu’une fois tous les trois mois», précise Penny Park. Les dortoirs, spartiates, comportent quatre lits et des casiers en métal gris. Les dessins au Neocolor accrochés aux murs et la pile de jeux de société posée sur une table rappellent que les élèves sont à peine sortis de l’enfance.
Inspiré par les entraînements de l’armée coréenne, le quotidien des apprentis est rude. Ils travaillent du matin au soir, loin de leur famille, et n’ont pas de vie privée. Leurs portables sont confisqués. Les filles sont pesées quotidiennement et tout ce qu’elles mangent est surveillé. Les jours où une apparition à la TV est prévue, elles n’ont le droit qu’à un seul repas. «La télévision, ça grossit», fait remarquer Aurore Barniaud. Les crises de nerfs et les craquages sont fréquents. «Durant les premières semaines, je les ramasse tous les soirs à la petite cuillère, en pleurs», dit la Française.
Le chemin de croix de ces jeunes stars ne s’arrête pas au moment de leur «début». Ils sont fréquemment obligés de signer des contrats portant sur plus de 15 ans, qui ne leur garantissent que de faibles revenus. Les maisons de disques, qui dépensent en moyenne 100 000 dollars par an pour former un apprenti, veulent récupérer leur mise.
On attend également de ces apprentis un comportement irréprochable. Les relations amoureuses, l’alcool et les drogues sont prohibés. En septembre, Cube Entertainment, un label de K-pop, a licencié deux stars, Hyuna et E’Dawn, car ils étaient en couple. La carrière de T.O.P, du groupe Big Bang, est en suspens depuis qu’il a été arrêté avec de la marijuana. Et fin 2017, Jong-hyun, un membre de la formation de K-pop SHINee, s’est suicidé, citant dans sa lettre d’adieu les pressions liées à sa vie de star.
Malgré cette face sombre, la K-pop est une indéniable success-story. Quelque 800 groupes se partagent ce marché qui vaut 4,7 milliards de dollars. L’an dernier, EXO, l’un des groupes les plus populaires, a vendu 2,5 millions de copies de son album The War. A titre de comparaison, Taylor Swift a écoulé 1,9 million de copies de son dernier opus aux Etats-Unis en 2017.
Les vidéos léchées, les chorégraphies soignées et les mélodies pop faciles, portées par des chanteurs au look lisse, ont fait de la K-pop un genre accessible et populaire. Tout le monde peut y trouver son compte. Chaque groupe a un «concept», qu’il renouvelle plusieurs fois en cours de carrière. Blackpink et 2NE1 jouent aux bad girls. Vixx et Dreamcatcher ont adopté un look gothique. Red Velvet fait des clins d’œil au R’n’B.
Le succès de la K-pop s’explique aussi par le soin apporté par les groupes à leurs communautés de fans. «Ils multiplient les livestreams montrant les coulisses de leurs vies de stars, les rencontres pour signer des autographes et les posts sur les réseaux sociaux», détaille Michelle Cho, une experte de la culture coréenne à l’Université McGill, au Canada. «Cela crée un sentiment d’intimité chez les fans. Ils ont l’impression que leurs idoles appartiennent au même monde qu’eux.»
Cela fonctionne si bien que la K-pop s’est exportée. «Le reste de l’Asie a découvert la K-pop au tournant du millénaire, lorsque les séries et les émissions de variétés coréennes ont fait leur apparition sur les réseaux satellitaires japonais, chinois, taïwanais et hongkongais», relate Michelle Cho. Une seconde vague coréenne a atteint les Etats-Unis et l’Europe à partir de 2008, portée par YouTube.
«Le premier groupe à avoir percé outre-Atlantique s’appelait Wonder Girls, une formation au son rétro évoquant The Supremes», relate Patty Ahn. Fin 2009, leur single Nobody est le premier hit de K-pop à figurer au top 100 américain. La chanson Gangnam Style de Psy, devenue virale en 2012, a fini d’asseoir la popularité des groupes coréens. Ces deux dernières années, le groupe BTS a placé deux albums en tête des charts américains, a joué aux American Music Awards et a décroché un Billboard Music Award. Fin septembre, il s’est exprimé devant l’Assemblée générale des Nations unies.
Assises en demi-cercle, une vingtaine de jeunes filles écoutent attentivement la prof de chant de Global K. Elle leur explique comment prononcer le mot «enough» en anglais. «Cela se dit e-naf», dit-elle en détachant les syllabes. Elle entame une mélodie sur son clavier électronique. L’une après l’autre, les élèves chantent une phrase du couplet, projetant leur voix le plus loin possible.
Toutes sont venues de Taïwan pour suivre une formation intensive de K-pop à l’académie et – elles l’espèrent – se faire repérer. «Je voulais voir si j’avais assez de talent pour devenir une apprentie», confie Amber Tseng, une ado de 14 ans aux longs cheveux noirs, entre deux vocalises. Demain, elles passent une audition cruciale devant des pontes de l’industrie musicale.
A l’étroit dans ses frontières, la K-pop cherche à se promouvoir à l’étranger. «Le marché coréen est trop petit pour absorber tous ces groupes», note Michelle Cho. La Chine surtout, qui va bientôt devenir le plus grand marché musical du monde, suscite la convoitise des labels. Wonder Girls a traduit Nobody en anglais, en japonais et en chinois. EXO a enregistré des titres en mandarin et, au moment de partir en tournée, le groupe se sépare en deux: une moitié se produit en Chine, l’autre en Corée du Sud. TVXQ a pour sa part sorti huit albums en japonais, presque entièrement composés de chansons originales.
Autre stratégie, la création de super-groupes multiculturels. L’un des membres de 2PM est moitié Thaï, moitié Chinois et a grandi en Californie. Tiffany, l’une des stars de Girls Generation, est d’origine coréenne, mais est née aux Etats-Unis.
Global K s’est spécialisée dans ce genre de formations. En 2017, l’académie a lancé Varsity, un boys band qui se compose d’un Chinois, d’un Américain et d’un Dubaïote. L’un de ses bâtiments a abrité durant tout l’été l’émission de téléréalité Produce 48. Elle avait pour but de former un super-groupe nippo-coréen. Appelé Iz One, celui-ci a fait ses débuts le 29 octobre.
Collaboration: Jae Park
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