Dépêché sur le site d’un apparent suicide, Hae-jun, un détective insomniaque, a tôt fait de conclure à un homicide déguisé. Son opinion se confirme dès sa première rencontre avec la veuve du mort, Seo-rae, une jeune femme étrange pour qui il se prend de curiosité, puis de passion, bien qu’il soit marié. Immigrante chinoise, Seo-rae se sent à l’écart de la société sud-coréenne. Or, dans Décision de partir, de Park Chan-wook, Prix de la mise en scène à Cannes, les personnages, à l’instar des situations, sont trompeurs. Ce dont convient volontiers le cinéaste, avec qui on a pu longuement discuter le mois dernier lors de sa venue au Festival international du film de Toronto.
Pour mémoire, Park Chan-wook n’en est pas à ses premiers honneurs cannois : son percutant thriller Old Boy lui valut le Grand Prix, et Thirst ceci est mon sang, une relecture vampirique brillante de Thérèse Raquin, le Prix du jury.
Ce plus récent projet commença à prendre forme peu après la fin du tournage de la série d’espionnage The Little Drummer Girl (La petite fille au tambour), d’après le roman de John le Carré, mettant en vedette Florence Pugh (Don’t Worry Darling), et dont Park Chan-wook a réalisé les six épisodes en 2018.
« J’avais envie de revenir à une histoire d’amour élégante, mais sans trop savoir laquelle. En parallèle, je lisais les romans mettant en scène le détective Martin Beck [écrits par Maj Sjöwall et Per Wahlöö], et l’envie m’est venue de développer un drame policier procédurier avec un personnage de détective non violent, qui n’est pas un génie mais est assez intelligent, a bon coeur, est courtois… Et donc, j’avais ces deux envies concurrentes, ces deux types d’histoires. »
Puis, un jour, le cinéaste eut l’idée de fusionner ses deux envies. Une fois les grandes lignes du récit arrêtées, Park Chan-wook entreprit d’écrire le scénario avec Jeong Seo-kyeong, sa collaboratrice depuis Lady Vengeance en 2005.
Histoire sinueuse d’une ex-détenue vengeresse, Lady Vengeance est pour le compte charnière dans l’oeuvre du cinéaste. De fait, s’il est une constante dans le cinéma de Park Chan-wook, et Décision de partir n’en constitue que le plus récent exemple, c’est le caractère aussi complexe que fascinant de ses personnages féminins : voir Je suis un cyborg, Stoker, Thirst ceci est mon sang, et surtout Mademoiselle.
« Il faut remonter à l’un de mes premiers films, JSA:Joint Security Area, qui est construit autour d’une femme officier chargée d’enquêter sur un meurtre survenu dans la zone de garde commune des deux Corées. Dans le roman original, le personnage était masculin. J’ai effectué ce changement parce que je trouvais plus intéressant d’explorer ce qui se passe lorsqu’une femme débarque dans ce monde hypermacho qu’est l’armée. L’intrigue repose sur les tensions et la compétition entre la Corée du Nord et la Corée du Sud, mais soudain, face à cette femme qui enquête sur eux, les hommes des deux armées font front commun. »
Hélas, de poursuivre Park Chan-wook, lors de la sortie de JSA: Joint Security Area, qui en son temps battit tous les records de box-office en Corée du Sud, l’actrice Lee Young-hue fut éclipsée par ses partenaires masculins dans l’oeil médiatique.
« J’ai trouvé ça injuste. Quelques années plus tard, j’ai donc écrit spécialement pour elle le rôle-titre de Lady Vengeance, une partition à l’opposé de la précédente où elle pourrait donner la pleine mesure de son registre. Cette fois, rien ni personne ne l’a éclipsée. Et bref, l’attention que je porte à mes personnages féminins a vraiment commencé là. »
Toujours en ce qui a trait aux personnages féminins, c’est généralement par eux qu’arrivent, au mitan ou lors du troisième acte, selon le cas, ces retournements narratifs à presque 180 degrés dont Park Chan-wook a le secret. On croyait qu’il s’en allait là-bas, alors que tout ce temps, il préparait sa sortie dans une tout autre direction.
« Quand je vois un film qui se déroule comme je m’y attendais, ça m’ennuie, admet le cinéaste. J’essaie de faire en sorte que les miens ne soient pas prévisibles. »
Décision de partir est à cet égard bourré de passages énigmatiques qui trouvent tout leur sens à l’approche du dénouement. Parmi ceux-ci, il y a ce proverbe de Confucius que Seo-rae (Tang Wei, vedette de Lust, Caution, d’Ang Lee) murmure à Hae-jun (Park Hae-il, découvert dans Memories of Murder, de Bong Joon-ho) : « L’homme de coeur se plaît à la montagne, l’homme d’intelligence affectionne l’eau. » Tiens, un piton rocheux et la mer joueront un rôle clé dans le destin des protagonistes…
Au sujet du Prix de la mise en scène remis au film en mai dernier, il est parfaitement mérité. En effet, Park Chan-wook y déploie non seulement sa maestria coutumière, mais parvient à rehausser celle-ci d’un cran.
Il est ainsi des séquences proprement géniales, comme lorsque, dissimulé dans sa voiture banalisée afin de surveiller la suspecte, Hae-jun se transporte en pensée dans la maison de Seo-rae. Voilà le détective planté au milieu de la cuisine où la veuve s’affaire aux préparatifs de son souper, puis la couvant d’un oeil mélancolique alors qu’elle reste assise, immobile, dans la pénombre du salon. Ces passages rappellent certaines séquences du film The Fury (Furie), de Brian De Palma, un des maîtres à filmer de Park Chan-wook, lorsque l’héroïne a des visions du passé dans lesquelles elle apparaît sans y être.
« Je suis un réalisateur qui planifie soigneusement chaque plan, chaque mouvement. J’utilise des story-boards extrêmement précis — je fais des story-boards même pour une banale scène de dialogue en champ-contrechamp. Je rassemble tout ça et j’en fais un livre dont je remets un exemplaire à chaque membre de l’équipe. Ceci dit, je demeure à l’affût du moindre truc — un imprévu, un flash de dernière minute — qui pourrait améliorer mon film. »
Pour illustrer son propos, le cinéaste cite le travail des acteurs : « Parfois, quelque chose d’inattendu, quelque chose que je n’avais pas anticipé, émane de leur jeu, et c’est encore meilleur. Mon radar fonctionne en permanence pendant un tournage. »
Cet aveu ne manque pas d’étonner tant la réalisation s’avère virtuose : on aurait davantage tendance à imaginer Park Chan-wook en maniaque absolu du contrôle, un peu comme Stanley Kubrick. En l’occurrence, l’une des séquences les plus mémorables de Décision de partir résulte d’une improvisation de la part du cinéaste qui, par manque de temps imputable à des contraintes logistiques et météorologiques, dut changer son plan de tournage en cette occasion.
Il s’agit de la séquence au sommet du pic d’où est tombée la victime, filmée de nuit, dans une tempête de neige aux allures de brume surnaturelle : à un moment, la « peut-être femme fatale » se tient derrière le détective, et un suspense intenable naît du fait qu’on ignore si elle le poussera ou non dans le vide. Il est à l’avant-plan, elle, à l’arrière, hors foyer, avec sa lampe frontale surmontant sa silhouette noire, telle une apparition fantomatique.
Sauf que, comme on l’évoquait, rien de tout cela ne figurait au découpage technique initial. Cet « heureux accident » visuel était le fruit du hasard. Savoir reconnaître et immortaliser de tels instants de grâce, Orson Welles comparait jadis cela à « attraper la foudre dans une bouteille ».
« J’ai été saisi par cette vision de Tang Wei, raconte le réalisateur. J’ai tout de suite demandé à Kim Ji-yong [le directeur photo] de revoir l’éclairage de manière à amplifier cet effet quasi surnaturel. Tang Wei avait soudain l’air d’un phare dans la nuit. Cette image était tellement forte qu’elle transcendait la forme humaine et transformait le personnage en créature mythique, en esprit. C’était étonnant, imprévu, et pourtant complètement en phase avec le personnage. »
Finalement, ce qui n’est en revanche pas du tout étonnant, c’est que Park Chan-wook ait utilisé ce fameux proverbe de Confucius. Homme de coeur ou homme d’intelligence ? Il est à l’évidence les deux.
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