Figure de proue incontestée de la fameuse “nouvelle vague du cinéma coréen”, Park Chan-wook semble atteindre le sommet de sa carrière à chaque nouveau film. Incroyable mais vrai, après l’immense Mademoiselle, le cinéaste parvient encore à rajouter un étage à son impressionnante filmographie. Decision to Leave, logiquement couronné du prix de la mise en scène au Festival de Cannes 2022, débarque en salles pour pulvériser les ultimes formalités de son esthétique.
Sa distinction au Festival de Cannes 2022 l’a prouvé une fois de plus : adulé par tout un pan des amateurs de culture pop, Park Chan-wook n’est pourtant jamais vraiment parvenu à se débarrasser de son image de petit malin. La faute à ses plus grands succès, JSA – Joint Security AreaOld Boy et Mademoiselle, restés légendaires grâce à leurs audaces formelles et à une structure narrative empruntant beaucoup à l’effet Rashômon pour balader leurs spectateurs. Lesquels, bien sûr, ne demandent que ça.
Néanmoins, que ce soit dans ces grandes oeuvres populaires ou dans des essais reçus avec plus de méfiance, comme le magnifique Thirst, ceci est mon sang…, son travail a toujours consisté à détourer les affects humains à l’aide de ces carcans. Avec Decision to Leave, il passe un cap supplémentaire. Au risque de s’aliéner le grand public, qui voit dans cette histoire de mort suspecte en haut d’une montagne un très bon point de départ pour un thriller rempli à ras bord de twists truculents, il dilue progressivement les conventions narratives du genre dans une étude de personnage aussi fascinante que l’enquête sur laquelle s’ouvre le film.
 


 
Il faut être parvenu à un niveau de maîtrise dramaturgique et esthétique sans commune mesure pour réussir un tel exploit, à savoir abandonner des enjeux dits principaux au premier tiers du récit et embrayer sur l’exploration d’une intrigue plus intime, sans pour autant complètement changer de braquet ni même perdre son spectateur en route. En fait, la subtilité de cette longue transition – qui constitue toute la puissance du long-métrage – réside dans sa maîtrise des codes du polar, qu’il tord et réadapte en permanence, afin de donner à cette investigation un arrière-goût de sensualité, puis à cette étrange romance des airs suspicieux.
Comme à son habitude, il multiplie, puis détourne les poncifs, que ce soient la structure en trois actes ou les innombrables fusils de Tchekhov (il faudra plusieurs visionnages pour tous les répertorier). Ceux-ci garantissent une cohérence à l’ensemble, mais au lieu de se contenter de complexifier les strates de récit, ils l’emmènent carrément autre part. Tandis que les enjeux muent radicalement, chaque détail, chaque parcelle de l’image révèle un double sens, une profondeur inattendue qui transforme le tout en gigantesque jeu de piste dont l’issue n’est pas un quelconque rebondissement judiciaire, mais un examen minutieux et bouleversant du sentiment amoureux.
 
Decision to Leave : Photo Go Kyung-pyo, Tang WeiProfilage
 
Contre toute attente, Decision to Leave restera peut-être la plus belle histoire d’amour de l’année, justement parce qu’il recycle tout le formalisme cher au maître en émotion brute. En ça, il complète presque un diptyque initié avec Mademoiselle. Après avoir huilé les rouages de l’érotisme, le metteur en scène ausculte les zones d’ombres sentimentales, avec un film forcément plus chaste, mais pas moins chargé en tension sexuelle. Une impression qui doit beaucoup aux performances de Tang Wei et Park Hae-il et à leur alchimie chancelante.
Hitchcockien en diable (l’obsession de Jang Hae-joon pour Song Seo-rae fait forcément penser au fétichisme pictural de Vertigo), il fait volontairement l’amalgame entre les fausses pistes et autres mensonges de l’investigation policière (au cinéma, on s’entend) et les non-dits qui caractérisent cette relation, et ce afin d’infuser les plus simples des interactions d’un suspense insoutenable, dans la plus grande tradition du bon vieux Alfred.
Ainsi alors même que l’enquête patine, la tension redouble d’intensité, au détour d’une rencontre fortuite où chaque personnage semble en décalage par rapport à ses congénères, ou au gré de retrouvailles sous la neige, perturbées par un détail incongru, qui vient complètement brouiller les pistes.
 
Decision to Leave : Photo Tang WeiNe vous retournez pas
 
Ainsi, la romance gagne en intensité à chaque séquence, à chaque plan, à chaque détail de composition qu’on croyait futile. Le tout sans jamais céder aux facilités qui ont toujours fait relativiser Basic Instinct et ses héritiers. Miraculeusement, le lien qui unit nos deux héros reste tantôt intrusif, tantôt pervers sans pour autant gâcher sa beauté par un trop-plein de toxicité. Leur histoire est certes tordue, mais elle n’en reste pas moins profondément romantique et par conséquent une sorte de symptôme ultime des contradictions qui définissent les sentiments humains.
Une sensibilité qui interroge, donc, avant d’emporter tout sur son passage dans le dernier acte, course contre la montre, qui, débarrassée du poids de toutes ces considérations morales, sociales et professionnelles, terrassera quiconque a été doté d’un coeur à la naissance (c’est-à-dire tout le monde sauf notre rédacteur en chef), grâce à un incroyable plan zénithal et à une contre-plongée magnifique. Le genre d’image qui reste gravée ad vitam æternam dans le cortex cérébral.
 
Decision to Leave : Photo Park Hae-ilFenêtre sur cour 2.0
 
Et c’est l’ultime accomplissement du long-métrage : réaffirmer l’omniscience artistique de la mise en scène. Au nez et à la barbe des institutions et d’une certaine frange de la cinéphilie, Decision to Leave tire toute sa puissance émotionnelle et narrative de sa réalisation. En abandonnant progressivement les oripeaux du whodunit ludique à l’aide de sa caméra, sans pour autant sacrifier ses effets de style, il crée une émotion purement cinématographique.
Non pas qu’il se drape d’un formalisme envahissant, au contraire ! Quand bien même il s’autorise quelques envolées spectaculaires, surtout dans son premier tiers, il n’hésite pas à revenir à une sobriété stylistique si nécessaire. En fait, au milieu de cette effervescence visuelle assez dingue, les plus belles scènes sont celles qui reviennent aux procédés les plus simples, comme le champ contre-champ, technique classique que le cinéaste transcende complètement, comme si c’était lorsque l’intime s’immisçait dans cette saga policière trouble que les personnages pouvaient enfin s’exprimer.
 
Decision to Leave : Photo Park Hae-ilUn champ-contrechamp… ou presque
 
Encore une fois dans une logique purement hitchcockienne, il l’utilise pour matérialiser une intrusion ambigüe et littéralement téléporter la psyché du personnage principal dans l’espace personnel de celle sur laquelle il enquête. Plus impressionnant encore, il en fait des amorces de flashbacks inédites, reliant entre elles toutes les couches thématiques du film, parfois trahies par un simple changement d’étalonnage ! La caméra est l’alpha et l’oméga de ces 2h18 de pur cinoche, accorde un point de vue aux morts et aux objets, quand elle ne s’attelle pas à rendre haletantes les scènes qui empoisonnent les productions actuelles, comme les discussions par SMS. 
À des millénaires de la démonstration creuse, Park Chan-wook jongle avec les focales, s’envole, retrouve et malmène les trucs les plus simples de l’histoire du 7e art et parvient finalement à raconter un amour contrarié dans toute son universalité. Il suffit parfois d’un chef-d’oeuvre (ne pesons pas nos mots) de cette trempe pour rappeler pourquoi on croit encore en la puissance immersive du cinéma. Quant à la carrière de l’artiste, maintenant qu’elle a sublimé ses propres méthodes, on se demande dans quels paradis (ou enfers) filmiques elle peut encore nous emmener.
 
Decision to Leave : Affiche française
Faux polar, vraie histoire d’amour et bouleversante radiographie des sentiments humains, Decision to Leave nous prouve une bonne fois pour toutes que Park Chan-wook est encore au sommet de son art et qu’il n’est pas près de redescendre.
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Lecteurs
Votre note ?
Je n'ai pas encore vu le film et j'en attends beaucoup. Je tique cependant sur votre intro à propos de Park Chan Wook.

Je cite : "adulé par tout un pan des amateurs de culture pop, Park Chan-wook n'est pourtant jamais vraiment parvenu à se débarrasser de son image de petit malin. La faute à ses plus grands succès, JSA – Joint Security Area, Old Boy et Mademoiselle, restés légendaires grâce à leurs audaces formelles et à une structure narrative empruntant beaucoup à l'effet Rashômon pour balader leurs spectateurs."

Je ne sais pas comment on perçoit Monsieur Park à Ecran Large mais je n'ai jamais entendu ni lu nulle part qu'il aurait une "image de petit malin" en tant que cinéaste. Déjà c'est super péjoratif et ensuite je trouve ça un peu incongru en ce qui concerne JSA – Joint Security Area, qui n'a rien d'un film ludique.

Il faut se rappeler le contexte : JSA était le premier film à parler du conflit nord/sud de cette manière, en imaginant une amitié entre soldats des deux camps. Le sujet réveillait des blessures douloureuses pour les Coréens et son approche (l'histoire d'amitié) a fait controverse. Au point de faire sortir dans la rue des vétérans militaires qui sont allés manifester devant la boîte de production, casser des vitres et menacer les employés.
La construction narrative n'est pas un truc de "petit malin" mais a bien pour intention de souligner l'interdit autour de cette histoire d'amitié. Je veux bien y voir des points communs avec Rashômon, mais la véritable audace du film, c'était son propos et sa portée politique du film.

Pour le reste, je ne peux que partager votre enthousiasme sur la virtuosité de ce cinéaste et vous parlez très bien de son langage cinématographique.
J'aurais quand même rendu à César ce qui est à César en citant sa collaboratrice Jung Seo Kyung pour le scénario. Elle travaille avec lui depuis 20 ans et c'est elle qui a écrit le film. Ce n'est pas pour rien si elle était aussi sur le tapis rouge à Cannes. A ce propos, s'il y a un truc que j'apprécie chez Park, c'est sa volonté de ne pas vouloir que ses collaborateurs restent dans l'ombre, y compris ses collaboratrices. Il fait d'ailleurs partie des rares réalisateurs à avoir coopté des réalisatrices.
Il faut toujours des critiques constructive pour avancer dans la vie .
Je suis assez client de park chan wook, mais pourtant j’ai trouvé ce film tout juste “correct”. L’intrigue qui change à multiple reprise m’a plu et la maîtrise de la camera et du cadrage est indéniable. Mais les revelations sont relativement comiques, les personnages tres irrationnels, et au final je me suis quand même assez fermement ennuyé.
C'était intéressant et bien fait mais franchement rien qui ne va me laisser un souvenir impérissable. Je dois donc ne pas être dotée d'un cœur car la scène finale m'a paru bien longuette ^^"
Bonjour !
Je suis dans un radical désaccord avec cette critique. Le projet de Park Chan-Wook est selon moi affligé de plusieurs défauts: une maltraitance de l'écriture des personnages secondaires, une érotisation à la fois fade et châtrée du male gaze, et un déséquilibre dramaturgique saisissant entre le whodunnit et "l'intrigue amoureuse".
Si on peut relever quelques bonnes idées de mise en scène, l'utilisation ludique des conversations par messageries, l'apparitions d'indices de façon relativement comique ou encore un certains soin dans le suspens de la séquence de conclusion; le film échoue à rendre vraisemblable la relation amoureuse des personnages en écrivant un personnage féminin, non pas contradictoire, mais flou et inconsistant. On retiens alors du film noir le pire, à savoir une figure du féminin comme insaisissable, mystérieuse, mais possédé par son amour irrépressible pour un homme d'âge mur ect… Jouer avec ces clichés vieux comme Erode aurais sans doute était plus amusant si nous avions poussé au bout le caractère venimeux d'un tel personnage; c'est au contraire un personnage sympatoche (ça mange de l'hagen dass devant des séries le soir avec son chat, quel personnage impénétrable…) tout en ténue et globalement plutôt rangé des valeurs morales conventionnels qui s'expose devant nous. Pour un réalisateur comme Park Chan-Wook qui avais rendu un inceste crédible, intense et dramatique; c'est une chute vis à vis des les sommets que pouvais atteindre son cinéma dans son approches des tabous amoureux. Sans s'appesantir sur les placements de produits si voyant, un Park Hae-Il réduit à jouer comme un épouvantail dès la moitié du film, l'artifice réutilisé ad nauséam de l'incrustation du détective dans des scènes où il ne devrais pas figurer n'apportant le plus souvent aucun intérêt plastique mais ne relevant que de l'illustration thématique, les stratagèmes liés au meurtres plus cousu de fil blanc qu'un épisode d'NCIS; Je me permets d'espérer que ce film n'est qu'un accident de parcours et que ce réalisateur saura nous délivrer bientôt une œuvre plus impactante…
Quelle beauté! Un film romantique qui confine au génie.
La mise en scène est dingue, des transitions inventives, une photo à tomber. Je suis sorti de la salle en en redemandant, juste pour me perdre avec ses personnages quelques minutes de plus. Tang Wei est une vraie révélation (toujours pas vu Un grand voyage…, et son rôle dans Hacker n'est que mineur), hypnotisante, comment ne pas en tomber amoureux.
Bref, un grand film.
En espérant qu'il fasse un bon score au box office, mais j'y ai été pendant la fête du cinéma, c'était salle comble, d'après la guichetière, c'était pareil tous les jours.
Si il déçoit quelque peu lorsqu’il verse dans un romantisme cul cul la praloche , il faut tout de même se rendre à l’évidence , ce film est un bonheur de lâcher prise grâce à une liberté formelle ahurissante. Ça m’a rappelé dans un tout autre style le Tide and tide de tsui Hark , ce même plaisir à tordre les codes, à faire exploser les conventions. La classe faite film. Un bonheur tout simplement mais aussi son film le plus rigolo.
8/10
Ce film a d'énormes qualités, la plupart des éléments m'ont vraiment plu mais je n'ai quand même pas été totalement transcendé.
Pourtant la mise en scène et la photographie sont sublimes au point de me raccrocher quand j'ai parfois décroché à cause de certaines longueurs (je crois que le film aurait gagné à être un peu plus concis par moments).
En tout cas ce film mérite que chaque cinéphile se fasse sa propre idée en le voyant sur grand écran. Du grand cinéma, mais pas tout à fait un chef-d'œuvre à mes yeux.
Difficile de nier le niveau de virtuosité atteint par Park chan Woo avec ce Decision to leave qui navigue sans cesse entre thriller et film sentimental au risque de tomber dans le mélodrame de l’amour impossible.
Allez, on ne se refait pas, je vais tenter une lecture politique de l’ouvrage. Et si Décision to leave marquait l’échec d’une Corée propre sur elle et forte de sa technologie (incarnée par le personnage du policier) confrontée à l’irruption de l’incertitude (incarnée par cette insaisissable jeune femme sino-coréenne)  jusqu’à en vaciller sur ses bases ?
j''ai été franchement ému. Autant tout le début très rationnel (l'enquête et son parcours d'indices) m'a laissé de marbre mais la fin est déchirante. Je reconnais à ce réalisateur d'avoir un penchant romantique/lyrique qui s'est bien dévoilé sur Old Boy, et qui ici prend une mesure différente mais tout aussi touchante, tout en continuant à creuse son espièglerie pour la manipulation. Par moments je pensais à Vertigo, Assurance sur la Mort (et tous les films avec des Femmes Fatales) mais la tonalité amoureuse en mode contrarié est un coup de maitre. Je saisis tout à fait le prix de la mise en scène tant ces deux personnages sont montrés enfermés dans leur propre prison mentale, avec une variété de motifs visuels larges et originaux. Encore un étage de plus à une impressionnante filmographie. Bim.

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