L'économiste Gaël Giraud, auteur de "Composer un monde commun", suspendu une première fois pour cause d'emprunts. (Photo by JACQUES DEMARTHON / AFP)
JACQUES DEMARTHON / AFP
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Le 23 février, suite aux révélations de L’Express sur les emprunts de l’économiste et prêtre Gaël Giraud à des travaux d’historiens, de sociologues et d’exégètes, les éditions du Seuil décidaient de suspendre la commercialisation de son essai Composer un monde en commun. Une théologie politique de l’anthropocène, quelques jours avant parution. Peu de temps après, la faculté de théologie du Centre Sèvres (université catholique) annonçait qu’elle réexaminait la thèse dont était issu le livre. Le 30 mai, tout en confirmant que la thèse demeurait “personnelle, originale et importante”, la faculté lui retirait la mention Summa cum laude (“avec la plus haute louange”), qui apparaît bien dans le CV en ligne de Gaël Giraud. La thèse est donc désormais sans mention “en raison, dit le communiqué, de l’existence initiale des erreurs et négligences évoquées” – sanction d’apparence bénigne mais, de fait, rarissime. 
Quelques mois après l’affaire, tout semble pardonné. Une version expurgée du livre de Giraud, directeur de programme à la prestigieuse université de Georgetown, paraît ce 14 octobre, qui cite même L’Express dans ses remerciements, réitérés dans un récent entretien accordé par l’auteur à L’Obs où il attribue ses erreurs à un “surmenage”.  
L’Express a comparé les deux versions : pas de doute, l’ampleur du travail de coupe et de référencement impressionne et améliore l’ouvrage – à titre d’exemple, les sept pages empruntées pour tout ou partie à l’historien Yan Thomas sont désormais résumées en quatre. Celles et ceux qui avaient eu entre les mains le livre abandonné auront même une surprise : malgré le retrait des emprunts, le livre a grossi de cinquante pages. Dans un ouvrage déjà copieux, l’économiste à l’énergie renouvelable a ajouté de nouvelles références (Emmanuel Todd, Baruch Spinoza, etc.). 
“Hélas, hélas, hélas”, disait le Général de Gaulle – citant la Bible -, le chiffon anti-plagiat laisse quelques traces. Exemples. 
La nouvelle version du livre cite l’article “Communaux (Histoire du droit)” de l’historien Jacques de Saint Victor, extrait du Dictionnaire des biens communs (Puf, 2017) ; mais il utilise plus discrètement un autre texte de Saint Victor, publié quelques années plus tôt dans le collectif Repenser les biens communs (CNRS, 2014), qu’il recopie un peu plus loin (p.357-358) presque mot à mot, sans note ni guillemet : 
Saint Victor : “Ce combat fut facilité par le fait qu’en Angleterre, les seigneurs avaient réussi à établir dès le XIIIe siècle que les tenures paysannes n’étaient pas héréditaires (statuts de Merton, 1235 et de Westminster, 1285), ce qui favorisa à partir du XVIe siècle le fameux mouvement des enclôtures (enclosures), ainsi que l’accaparement des Communaux. Évidemment, cette vaste entreprise […] ne se fit pas sans fraudes ni violences. Il suffit de rappeler les protestations du chancelier Thomas More, l’auteur d’Utopia (1516) […]. En 1600, la moitié des terres arables d’Angleterre était encore en jouissance collective. En 1750, cette proportion tombait à moins du quart et la plupart des terres étaient définitivement encloses en 1830, suscitant un des plus grands exodes ruraux de l’histoire.” 
Giraud : “Ce combat fut facilité par le fait que, dès le XIIIe siècle, la noblesse terrienne était parvenue à imposer que les tenures paysannes ne fussent pas héréditaires (statuts de Merton en 1235 et de Westminster en 1285) : un élément décisif pour le succès du mouvement des enclosures et l’accaparement des communaux, tous deux devenus systématiques à partir du XVIe siècle. Cette première entreprise de privatisation fut le théâtre de fraudes et de violences inouïes. En témoignent les protestations du chancelier Thomas Moore [sic : Moore est le poète], au premier chapitre de son Utopia. […]. En 1600, on peut conjecturer qu’environ la moitié des terres arables d’Angleterre étaient encore en jouissance collective. En 1750, cette proportion était tombée en dessous du quart, et on peut estimer qu’autour de 1830 la totalité des communaux avait disparu, provoquant le plus grand exode rural que les Occidents aient jamais connu jusqu’alors.” 
En recopiant Saint Victor, Giraud emporte avec lui ses notes de bas de page : une citation de Thomas More (note 1) et les références aux travaux des historiennes Jeannette M. Neeson (note 2) et Gabriella Corona (note 3, où Giraud recopie même le ‘op. cit.’ indiqué par Saint Victor, qui ne renvoie ici à rien). Si le procédé est discutable (on utilise de préférence la mention ”cité par”), cette érudition à bas coût est au moins référencée. Il arrive cependant que l’on tombe sur une source non citée par Giraud. C’était le cas dans la première version ; et à nouveau dans le livre qui paraît, pourtant relu et corrigé. Citons ainsi l’article du médiéviste Jean-Philippe Genet dans l’ouvrage collectif Église et État, Église ou État ? (éditions de La Sorbonne, 2013), librement accessible en ligne. Le livre est absent de la bibliographie et des notes de bas de page. Et pourtant :  
Genet : “[…] ce sont les chapelles royales et seigneuriales […] qui furent l’embryon des futures administrations : ainsi, en Angleterre, la chapelle des rois normands assure toutes les écritures pour les différents départements de la maison royale, déjà clairement différenciés. […] Cela n’allait pas de soi : la crise entre Thomas Becket et Henri II est l’expression de la tension […]. Et c’est l’un de ces clercs, formé aux meilleures écoles parisiennes pour le service de Dieu, mais familier des arcanes du pouvoir tant à Westminster qu’à Rome, Jean de Salisbury, qui dans son Policraticus, analyse et dénonce les compromissions auxquelles contraignent la vie de cour et l’incompatibilité foncière entre le service du Prince et celui de Dieu. […] l’une des périodes les plus intéressantes [est] celle du grand schisme d’Occident, quand le scandale de la robe sans couture déchirée oblige les souverains, sous la pression des fidèles mais aussi celle des clercs, qu’ils soient serviteurs de Dieu, bureaucrates ou intellectuels, à intervenir.” 
Giraud : “Les chapelles royales et seigneuriales devinrent les embryons des administrations d’Ancien Régime : en Angleterre, la chapelle des rois normands assura tous les travaux d’écriture des différents départements de la maison royale. Un tel service ne fut pas sans tension. En témoignent la crise entre Thomas Becket et Henri II d’Angleterre, mais aussi le Policraticus de Jean de Salisbury, un clerc formé aux meilleures écoles parisiennes, familier de Westminster et de Rome, qui analyse et dénonce les compromissions auxquelles contraint la vie de cour et l’incompatibilité entre le service du prince et celui de Dieu. Voire le grand schisme d’Occident qui, en provoquant le scandale de la tunique sans couture déchirée, obligea les clercs de tous bords, ecclésiastiques comme princiers et souverains à s’impliquer dans un conflit qui allait diviser toutes les cours européennes.” (p 473) 
L’emprunt, à nouveau, charrie avec lui, à l’identique, les riches notes de bas de page de Jean-Philippe Genet: Wilfred Lewis Warren (1987), John of Salisbury (dans l’édition anglaise de 1909) et, un peu plus loin, Jacques Le Goff (1985), Robert Génestal (1909) et Jean-Marie Le Gall (2014). Décidément, ce n’est plus une étourderie, c’est un style.  
Dans son communiqué du mois de mai, la faculté de théologie du Centre Sèvres temporisait les emprunts, n’y voyant que des “reprises de données historiques ou anthropologiques”. Cette phrase ne témoigne-t-elle pas d’un certain mépris pour le travail des historiens, considérés à tort comme de simples compilateurs de faits ? 
Nous attendons, avec une impatience modérée, la troisième édition corrigée. 
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