Alors que le mouvement #MeToo s’est internationalisé et universalisé dans sa cause et son combat, Léa Lagesse, chargée de mission internationale à la Fondation Jean-Jaurès, analyse la situation – qui demeure très difficile pour les femmes sud-coréennes – et la complexité du combat féministe mené au « Pays du matin calme », société encore très conservatrice.
Figurant parmi les pays les plus pauvres du monde il y a soixante-dix ans, la Corée du Sud s’élève aujourd’hui au rang de onzième puissance économique mondiale. Forte d’une croissance fulgurante dans les années 1970 et d’une transition démocratique réussie en 1988, le « Pays du matin calme » a aujourd’hui gagné son pari : sa réputation de puissance moyenne à la pointe de la modernité séduit le monde, et sa culture jouit d’une renommée internationale.  
À l’ère du mouvement #MeToo, la société sud-coréenne dévoile pourtant son caractère très conservateur. Tandis que des voix s’élèvent contre une société reposant sur un modèle patriarcal profondément inégalitaire, des contre-mouvements antiféministes, principalement dominés par des jeunes hommes, s’organisent. Portés par des figures charismatiques aux propos virulents, ces mouvements représentent un poids électoral conséquent sur lequel surfent les partis politiques. Comment décrypter cette « guerre des sexes » qui divise la population sur des questions pourtant fondamentales au sein d’une société profondément attachée à ses libertés ?
En 2016, l’assassinat d’une jeune femme de 23 ans dans le quartier branché de Gangnam (Séoul) par un homme avouant « détester les femmes » déclenche une vague d’indignation. Deux ans plus tard, le mouvement #MeToo, initié aux États-Unis, trouve un écho retentissant en Corée du Sud. Parmi les mots-clefs les plus utilisés sur Twitter en 2018, le mot « molka » désigne la diffusion sur Internet de vidéos à caractère sexuel de femmes et de filles sans leur consentement. Plus de 30 000 affaires de crimes sexuels liées à l’utilisation de caméras cachées sont recensées entre 2013 et 2018. Dans un rapport de juin 2021 intitulé “My Life is Not Your Porn”: Digital Sex Crimes in South Korea1Ma vie n’est pas votre porno. Délits sexuels numériques en Corée du Sud., Human Rights Watch décrit des délits sexuels numériques basés sur le genre et constate qu’en dépit de réformes juridiques, les femmes et les filles ciblées par ces actes de violences rencontrent « d’importantes difficultés pour poursuivre les responsables au pénal et pour demander réparation au civil, en partie à cause d’une inégalité bien enracinée entre les sexes ». Ces révélations n’épargnent pas l’industrie de la K-pop où les condamnations d’artistes célèbres pleuvent depuis plusieurs années : viol collectif, diffusion de vidéos à caractère sexuel, proxénétisme, etc. Le juge Kang Seong-soo déclarait en rendant son verdict en novembre 2019 sur une de ces affaires que les accusés considèrent les femmes comme des « objets de plaisir sexuel ».
En avril 2020, le pays est confronté à l’un des plus grands scandales sexuels de son histoire : le démantèlement d’un vaste réseau d’exploitation sexuelle appelé « Nth Room » (Chambre N). Fondé par un homme de 24 ans, ce réseau vendait des vidéos sexuelles de jeunes filles – parfois mineures et en situation de vulnérabilité financière – extorquées sous la menace grâce à un chantage bien orchestré via l’application cryptée Telegram.
Dans le sillon des dénonciations de violences sexuelles, des mouvements féministes critiquent les standards esthétiques d’une nation qui associe étroitement la réussite professionnelle et l’apparence physique. En 2020, une enquête menée par le portail de l’emploi Career révélait que 44% des demandeurs d’emploi interrogés avaient été victimes de discrimination en raison de leur physique. En outre, 78% des sondés déclaraient que les offres d’emploi pour lesquelles ils souhaitaient postuler mettaient l’accent sur la « belle apparence » ou « apparence attrayante » du candidat. Ces exigences en matière d’esthétisme touchent principalement les femmes. L’usage répandu de la chirurgie esthétique et le poids de l’industrie du cosmétique en sont la traduction. Tandis que Séoul compte près de 500 cliniques spécialisées, l’institut de sondage Gallup Korea Poll révèle qu’un tiers des Coréennes âgées de 19 à 29 ans a déjà subi une intervention chirurgicale. Selon Yoon-Kim Ji-Young, professeur à l’Institut du corps et de la culture de l’Université Konkuk de Séoul, ce complexe industriel de plusieurs milliards de dollars définit non seulement l’image idéale du corps d’une femme, mais affecte également leurs choix en matière de carrière. Elle explique que traditionnellement les Sud-Coréennes grandissent avec l’idée que leur beauté est leur plus gros atout. En se mariant, elles peuvent échanger cet atout avec un statut social et économique. Ainsi, en rejetant les diktats de beauté, c’est contre toute une structure sociale que se rebellent certaines femmes. Et cela peut signifier pour elles boycotter la romance, le mariage, le sexe et même la maternité. Dans le cadre de la campagne « Échapper au corset » (Escape the corset) sur les réseaux sociaux, des Coréennes se filment détruisant leurs produits cosmétiques ou se coupant les cheveux. Fin 2018, la star des « tutos beauté » sur YouTube, Lina Bae, récolte six millions de vues lorsqu’elle décide de poster une vidéo où elle retire son maquillage et ses faux cils, prônant « l’amour de soi ».
Être étiquetée « féministe » en Corée du Sud aujourd’hui entraîne le risque d’être la cible de moqueries et d’incitations à la haine provoquées par des groupes antiféministes de plus en plus organisés. Sur internet ou dans les rues, des hommes, souvent entre 20 et 35 ans, s’insurgent contre des féministes qu’ils jugent « radicales », « suprémacistes » ou « misandres », et scandent allègrement que « le féminisme est une maladie mentale »2« Le féminisme est un cancer : la haine des masculinistes en Corée du Sud », France Culture, 9 août 2022.. Un des porte-paroles de ce mouvement, le fondateur du groupe « Solidarité masculine » Bae In-kyu, explique que « les femmes ne remplissent pas leur devoir, ne font pas leur part du travail, mais demandent des droits. » Il ajoute : « en plus de tout cela, les féministes détestent les hommes, et c’est pour ça que je pense que le féminisme est un cancer. Ce sont les femmes qui ont commencé cette guerre3« Le féminisme est un cancer : la haine des masculinistes en Corée du Sud », France Culture, 9 août 2022.. » Sur sa chaîne YouTube comptabilisant 500 000 abonnés, l’activiste de 32 ans insulte et menace les féministes de mort. Lors de ses contre-rassemblements, il arbore des déguisements provocateurs du Joker ou de femme à perruque blonde, une façon pour lui de se moquer de l’apparence physique des féministes et de contester leurs accusations contre les diktats de beauté dont elles feraient l’objet. Comme l’explique une membre de l’association féministe Haeil à la rédaction des Observateurs de France 24 : « On a toutes les cheveux très courts car on veut lutter contre les standards de beauté sud-coréens. Et ça ne leur plaît vraiment pas. Alors il vient déguisé comme cela et il nous hurle : “Voilà à quoi vous devriez ressembler, vous n’êtes pas de vraies femmes”. ». En 2021, la jeune An San, triple médaillée d’or aux Jeux olympiques de Tokyo dans les épreuves de tir à l’arc, avait fait l’objet de critiques violentes sur les réseaux sociaux en raison de ses cheveux courts. Ainsi pouvait-on lire des commentaires comme : « C’est bien qu’elle ait obtenu la médaille d’or, mais ses cheveux courts laissent penser qu’elle est féministe. Si c’est le cas, alors je retire mon soutien. Toutes les féministes doivent mourir. »
Très actifs sur les réseaux sociaux, ces groupes masculinistes multiplient les campagnes et gagnent du terrain dans les sphères économiques et politiques. Ils parviennent ainsi à faire retirer des campagnes publicitaires de supermarché, à faire annuler des conférences féministes au sein d’universités prestigieuses, et investissent même l’Assemblée nationale lors de tables-rondes, comme en septembre 2019 où le représentant du groupe masculiniste Dang Dang We argumentait que « le féminisme n’est plus une question d’égalité des sexes » mais « de la discrimination sexuelle » dont le « procédé est violent et haineux ».
Dans cette société hyperconnectée, le cyberharcèlement alimenté par un masculinisme toxique fait des ravages. Alors que la Corée du Sud enregistre le plus haut taux de suicide parmi les pays membres de l’OCDE, le site The Korea Bizwire recense une hausse de 32% du taux de suicide chez les jeunes dans la vingtaine depuis quatre ans, en particulier chez les femmes. En février 2022, les décès de deux jeunes personnalités des réseaux sociaux s’ajoutent à la triste liste des victimes de harcèlement en ligne. Le joueur de volley-ball professionnel, Kim In-Hieok, visé pour ses attitudes jugées « trop féminines », accusé d’être « homosexuel » ou « transsexuel », et la YouTubeuse Cho-Jang-Mi, accusée d’être ralliée à la cause féministe, ont mis fin à leurs jours, épuisés par les avalanches de commentaires haineux dont ils faisaient l’objet.
Tandis qu’environ 75% des jeunes hommes de moins de trente-cinq ans se disaient « repoussés par les féministes ou par le féminisme » en mai 2021, l’actuel président sud-coréen Yoon Seok-youl a largement cherché à séduire cet électorat en promettant de supprimer le ministère de l’Égalité des genres et de la Famille, de revenir sur l’engagement de son prédécesseur de nommer des femmes à des postes du cabinet présidentiel, et de reconsidérer le principe de quotas dans le secteur public. Ces propositions traduisent le scepticisme des conservateurs sur l’existence d’inégalités structurelles liées au genre, pourtant mises en lumière par les chiffres. En dépit de timides avancées en matière d’égalité de genre sous le mandat de l’ancien président Moon Jae-in (2017-2022) et de la mobilisation de la société civile, l’écart de salaire entre les hommes et femmes en 2020 était de 32%, ce qui faisait de la Corée du Sud le pays le moins bien classé de l’OCDE dans le domaine4« Le féminisme est un cancer : la haine des masculinistes en Corée du Sud », France Culture, 9 août 2022.. De plus, les femmes ne représentaient que 20,9% des postes d’encadrement en entreprise en 2020, 5,2% des postes de direction dans les sociétés cotées en Bourse en 2021, et 6,3% des membres des conseils d’administration des conglomérats en 2022. Depuis le mois de juillet 2022, on compte seulement 18,6% de femmes députées et 7,4% de femmes au niveau ministériel ; un net recul par rapport au gouvernement précédent qui comptait presque 30% de femmes. Du côté du marché du travail, une enquête menée par la plateforme technologique de carrière Saramin auprès de 721 entreprises révèle que sept entreprises sur dix préfèrent les hommes dans le cadre d’une embauche. Enfin, le classement 2022 du Forum économique mondial situe la Corée du Sud 99e sur 146 pays en matière d’inégalités femmes-hommes ; un score qui traduit une légère progression depuis le classement de 2017, mais demeure le plus bas parmi les pays de l’OCDE. Précisons également que, dans cette moyenne, le critère « participation et opportunité économique » range la Corée du Sud à la 115e place.
Mentionnons une anecdote révélatrice du conservatisme de la société quant à la place des femmes dans les plus hautes sphères, mais également du respect de leur vie privée et de leur liberté sexuelle : l’affaire Cho Dong-youn. En décembre 2021, dans le cadre de la récente campagne présidentielle, le candidat démocrate Lee Jae-myung propose la coprésidence de son groupe de campagne à Cho Dong-youn, ancienne major de l’armée, diplômée en administration publique à l’université américaine de Harvard et professeure à l’université sud-coréenne Seo Kyeong (Séoul). La jeune femme de 40 ans fait alors l’objet de violentes attaques orchestrées sur les réseaux sociaux à la suite des révélations d’un ancien parlementaire conservateur selon lesquelles elle aurait eu en 2011 un enfant né d’une liaison extraconjugale. L’acharnement médiatique est tel que Cho Dong-youn présente sa démission trois jours après sa nomination.
Cette affaire est loin d’être un cas isolé. Dans la société sud-coréenne où le conservatisme domine en matière familiale, une jeune mère célibataire risque l’opprobre social. La pression est telle que nombreuses sont les femmes qui choisissent de remettre leurs bébés nés hors mariage à des services d’adoption. L’association coréenne des familles de mères célibataires précise que, selon une enquête menée en 2018, « 93% des mères célibataires doivent encore avorter ou confier leur enfant à des services d’adoption après l’accouchement ». D’autres études font état du lien intrinsèque entre la négligence quant aux droits du travail et la situation des femmes, notamment les droits à la maternité. Au sujet du géant sud-coréen de la boulangerie SPC, Yim Min-gyung, de l’Association des travailleuses coréennes, dénonce : « Environ 50% des femmes qui tombent enceintes font des fausses couches en raison d’un travail excessif, et l’entreprise pénalise celles qui protestent, en leur refusant des congés. »
Face à ce constat, comment expliquer ces déferlantes de haine du féminisme chez les jeunes sud-coréens ?
Confrontés à un marché du travail hyperconcurrentiel, les jeunes hommes se sentent marginalisés. Tandis que les dernières décennies voient l’apparition croissante des femmes sur le marché du travail, eux s’estiment désavantagés car contraints de composer avec un service militaire de dix-huit mois avant d’espérer commencer leur carrière. Oh Jae-ho, de l’Institut de recherche de Gyeonggi, le souligne : « Les jeunes hommes ont le sentiment qu’on leur demande injustement de compenser les privilèges sexistes dont jouissent les hommes de l’ancienne génération. » Ainsi, ces derniers ne conçoivent pas le féminisme comme une lutte pour l’égalité hommes-femmes mais plutôt comme de la discrimination inverse. « Certains jeunes hommes se considèrent comme des victimes du féminisme », explique à l’AFP Jinsook Kim, chercheuse à l’Université de Pennsylvanie. Professeure de philosophie à l’université Sejong, Ji Sun-yun estime que « les jeunes hommes coréens se sentent incompétents, incapables de monter en haut de la société. Ils pensent qu’ils sont voués au célibat involontaire, à rester dans une situation instable sans avenir, sans repère, menacés ou affaiblis par la remise en question du statut dont ils bénéficiaient avant. »
À la diminution des opportunités d’emploi, au ralentissement de la croissance économique et à la sensation de perte du privilège masculin, s’ajoute une hausse des prix de l’immobilier – de quoi favoriser un environnement d’instabilité pour les jeunes générations. Se sentant menacés, les hommes ciblent les féministes comme responsables des problèmes structurels dont ils sont eux-mêmes victimes. Révélateur d’une société bousculée, le taux de natalité de la Corée du Sud est le plus faible de la planète en 2021, selon Statistique Corée (KOSTAT).
Cette extrême polarisation de la société apparaît dans les résultats de la dernière élection présidentielle. Sur un taux de participation de 77,1%, on observe un net clivage entre les sexes chez les électeurs âgés de moins de 30 ans : tandis que 58,7% des jeunes hommes ont voté pour le candidat conservateur ouvertement anti-féministe, 58% des femmes du même âge ont voté pour le candidat démocrate Lee Jae-myung, malgré son engagement peu probant envers l’égalité des genres.
Dans une société où les inégalités entre les sexes restent fortes, les défenseurs des droits des femmes craignent que la montée de l’antiféminisme n’entrave, voire ne fasse reculer, les progrès durement acquis en matière d’égalité femmes-hommes. Le cas de la Corée du Sud révèle que, malgré les timides avancées permises par un #MeToo relativement actif et les efforts de l’administration de l’ancien président progressiste Moon Jae-in (2017-2022), les mentalités peinent à évoluer. Comme rapporté par Le Monde, l’ancien président a vu sa popularité chuter en fin de mandat auprès de la jeunesse, accusé de n’avoir pas su répondre aux attentes en matière d’économie, de réduction du chômage, et d’avoir mal géré la question de genre. Pourtant, malgré le véritable backlash auquel les Sud-Coréennes font face, la voie de l’émancipation tracée par les femmes ne souffrira aucun retour en arrière, et celles-ci sont bien déterminées à se faire une nouvelle place dans la société.
Face au défi que représente la natalité, le nouveau gouvernement devrait entendre les revendications des femmes décidées à ne plus subir d’entraves dans leurs vies professionnelles et personnelles en raison de leur sexe. Alors que le taux de suicide alarmant chez les jeunes signale un manque manifeste de protection des pouvoirs publics, il est aussi le reflet plus global d’une génération en perte de repères. Au-delà de la crainte d’une « perte de privilèges », la colère des jeunes hommes qui s’est transformée en véritable chasse aux sorcières à l’égard de tout ce qui a trait au féminisme révèle peut-être la fatigue des injonctions qui pèsent sur eux dans une société patriarcale conservatrice : course à la performance, réussite économique, respect des traditions, mariage conventionnel, etc. La mobilisation de la jeunesse il y a cinq ans contre le sacrifice au travail, la violence sociale, et pour plus de transparence de la part des classes dirigeantes a laissé place à un conflit intragénérationnel. Tandis que les mouvements masculinistes trouvent une large résonance sur les réseaux sociaux, il semble urgent de proposer de nouveaux modes de communication, lieux d’échange et espaces de réflexion. Si entre 60 et 80% des jeunes hommes se considèrent « opposés au féminisme » selon certains sondages, est-il pour autant certain qu’ils aient une véritable compréhension du phénomène ? De plus, dans une société où le moindre soupçon à l’égard d’un individu peut se solder par un torrent d’insultes, de menaces en ligne, voire de mise au ban, peut-on réellement parler de liberté de pensée ?
N’est-il pas temps d’insuffler une nouvelle vision de la nation à cette jeunesse sud-coréenne désenchantée ? Si le gouvernement persiste à nier les discriminations, la misogynie endémique et les violences systémiques à l’égard des femmes, cela risque d’attiser davantage encore le cercle de la violence. En revanche, cibler les féministes comme responsables de tous les maux ne règlera nullement les problèmes liés à la saturation du marché du travail, aux difficultés d’accès à un logement et aux inégalités sociales.
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