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Sauf si vous avez passé les vingt dernières années sur une île déserte au milieu du Pacifique et venez juste de rentrer au pays de Michel Houellebecq et Noël Le Graët, cette information n’a guère pu vous échapper : le rap et ses dérivés (les « musiques urbaines » pour reprendre le terme désormais consacré) est le courant musical préféré des Français, et pas seulement des plus jeunes.
Dans les premiers jours de janvier, le SNEP (le syndicat national de l’édition phonographique, c’est-à-dire la principale organisation patronale regroupant producteurs, éditeurs et distributeurs de musique enregistrée) vient d’en attester lourdement en publiant le classement des 200 albums ayant généré le plus de ventes physiques et numériques et/ou d’écoutes sur les plateformes en 2022.
Constat flagrant : les musiques urbaines raflent presque tout. Si on s’en tient aux 50 meilleures ventes, une trentaine d’artistes de la mouvance rap écrasent le game (certains même avec deux disques au tableau d’honneur). On note par ailleurs une énorme domination des productions française (et belges) – cocorico. Le carton est impressionnant. Mais pas vraiment une surprise, donc. Il suffit de tendre l’oreille, partout, dans les autoradios, dans les fêtes, dans les écouteurs de vos amis, vos cousins, vos collègues : rarement un genre musical a à ce point dominé les débats. Et du même coup redessiné le paysage esthétique et économique de tout un secteur.
Plus amusant à noter, les gros vendeurs de disques de 2022 sont une majorité à avoir des noms d’artistes très courts. Qu’on en juge dans ce top 50 des meilleurs vendeurs : Orelsan, Ninho, Gazo, Jul, Lomepal, Vald, Tiakola, Niska, TAYC, PLK, S-Crew, Damso, Slimane, Stromae, SCH, Alonzo, Josman, Laylow, Djadja & Dinaz, Dadju, SDM, ZIAK, Timal (…)
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La présentation graphique du palmarès du SNEP (avec cette longue colonne de noms d’artistes rédigés en lettres capitales) ne laisse d’autre choix à l’œil que d’être frappé par la cohésion de l’offre stylistique et syntaxique : des noms en trois lettres, en quatre lettres, en cinq lettres, rarement plus. On note aussi la disparition totale du « The », hier si courant chez les artistes anglo-saxons : seul l’artiste canadien The Weeknd fait dans la tradition, mais en compensant avec une coquetterie typographique à Weeknd, histoire de bien se distinguer quand même. De même que l’on constate, sans forcément la regretter, la disparition des combos prénom-nom calqués sur l’état civil – à l’exception notable de Clara Luciani, Harry Styles, Mylène Farmer et Juliette Armanet. Serait-il devenu totalement ringard, totalement « hors jeu », de s’afficher sous son patronyme ?
Dans le monde du hip-hop, ce choix « traditionnel » de chanter sous son vrai nom, hérité de la chanson française, n’a de toute façon jamais été une option. La « geste » rap, depuis les années 80, c’est autre chose : un espace hybride où l’on invente ses propres codes, ses signatures visuelles et sonores, ses sigles. Hors de question de sortir sa musique sous le nom de Julien Marie : ce sera Jul et rien d’autre. Pour Valentin Le Du, ce sera Vald. Pour Aya Coco Danioko, Aya Nakamura (onze lettres en tout, une exception par les temps qui courent…) Et pour Aurélien Cotentin, ce sera Orelsan. Simple, basique, ok. Facile à mémoriser. Et c’est très bien comme ça : le rap impose sa marque. Mais il n’empêche que cette épidémie de noms de plus en plus courts n’est pas qu’une question de style.
Pour le référencement sur Internet, il faut cocher deux cases : la simplicité (et la brièveté y contribue grandement), mais surtout l’unicité, c’est à dire le caractère immédiatement distinctif. Un exemple : quand vous tapez Niska dans un moteur de recherche, l’ensemble des contenus proposés pendant plusieurs pages de menus est bien consacré au rappeur natif d’Evry : ses clips, sa notice Wikipédia, ses comptes Twitter, Instagram, ses prochaines dates de concerts sortent instantanément. Un nom court et distinctif : le carton plein assuré.
Dans les labels et maisons de disques, la recherche de la bonne signature, du bon sigle, de la bonne étiquette – courte et accrocheuse, visuellement « payante » mais aussi gratifiante à l’oreille – est donc devenue un enjeu stratégique considérable.
Est-ce vraiment si nouveau que ça ? Oui et non. Non, car les groupes NTM et IAM n’ont évidemment pas attendu les années 2020 pour se sigler en trois lettres rondes et claquantes. Depuis, avec leurs patronymes en cinq ou six lettres, des artistes solidement ancrés dans le paysage comme Booba (qui a commencé au sein de Lunatic, sept lettres), ou encore Nekfeu, Kaaris et Gradur ont eux aussi joué la carte du sobre et du mémorisable. Mais l’ultra-brièveté, de toute évidence, est à son apogée depuis trois ou quatre années.
En attestent encore l’incontournable Gims (raccourci de Maître Gims depuis 2019), mais aussi Dinos, Zola, Fresh, Kalash, Keen’V ou encore Laylow. Et la tendance n’en finit pas de s’amplifier. Il suffit de se balader sur les sites d’écoute comme Deezer et Spotify et de regarder la composition des playlists de « tendances » en musique urbaine. L’immense majorité des noms d’artistes émergents y plafonne à cinq ou six lettres (et souvent moins) : RK, Favé, Naps, Hamza, Shay, Mig, Niro, Sadek, VVES, Zkr, Guizmo, A2h, Nemir, Luidji, Ashh, Kekra, Zed, OBOY, Paky, Bosh, Anas, NEJ, SZA, RZKO, RM, Yanns, Naps, Leto, Dosseh, Niro, REMA… Et on pourrait continuer pendant des pages.
Non, même si c’est clairement dans cette esthétique que la quête du bref est la plus flagrante. Mais les musiques électroniques – sous toutes leurs variantes, de la house à la french touch – ont largement joué de ce registre depuis les années 80 et 90 : on pense à Air, Modjo, Demon, Proxy, Yuksek, Feadz, Mr Oizo, M83, I:Cube, Cheek, Shazz, ou encore ZZT, Buzy P et Tiga. Mais aussi, en montant à sept ou huit lettres, à Justice, Cassius, Phoenix, Para One et Vitalic – parmi tant d’autres.
En Corée du Sud, les producteurs de K Pop ne font pas autre chose : Iu, Rosé, Jimin, V, j-hope, SUGA, Jisoo, EXY, Hwasa, Yüna, Ni-ki, Sulli, Jessi, Jin et BoA ont tous marché dans les pas de BTS. C’est qu’il faut être synthétique, et là encore immédiatement identifiable. Le nom d’artiste dépasse sa fonction d’antan : il ne s’agit plus seulement d’être baptisé, identifié, il faut aussi devenir une marque et son logo ; l’étiquette globale d’un produit taillé pour l’export et les ventes à l’international. Du coup, la plupart de ces noms n’ont plus aucun sens (visible ou caché), ils ne dérivent pas d’une langue vivante, comme l’anglais, l’espagnol ou le coréen, ils sont simplement des « noms-logos », presque des codes-barres sur un paquet Amazon. La mondialisation dans vos oreilles.
Le bref a aussi ses adeptes, cela va de soi. Et depuis longtemps. Wouter Levenbach, né en 1944 à Amsterdam, a fait toute sa carrière sous quatre courtes lettres, un D, un A, un V et un E. Et de Zaz à Zazie, de Cali à Garou, de Fauve à Pneu, de Tryo à M, de Pomme à Hoshi, toutes les couleurs de la concision ont été déployées par les artistes d’ici, par ailleurs assez portés sur l’usage du seul prénom : Raphael, Vianney, Camille, Angèle, Louane, Amir, etc.
On notera au passage que dans le « hit-parade » des tubes de l’année 1981 (donc l’équivalent, pour l’époque, du classement annuel du SNEP), 31 artistes sur 50 chantaient sous leur nom d’état civil (prénom + nom) : Kim Carnes, Alain Bashung, Jean Shulteis, Daniel Balavoine, Kim Wilde, Alain Chamfort… 31 à l’époque, et donc seulement 4 en 2022, comme on l’a vu précédemment. « Les temps changent », comme le chantait un certain Robert Allen Zimmerman (raccourci en Bob Dylan).
En grand ancien des musiques populaires (OK boomer) ce bon vieux rock est déjà passé par toutes ces évolutions stylistiques, ces réinventions permanentes, ces effets de mode également. Longtemps, aux Etats-Unis surtout, les noms à rallonge comme Quick Messenger Service et Creedence Clearwater Revival firent le bonheur de fans qui n’imaginaient pas qu’un jour, on pourrait taper le nom de son musicien préféré dans un « moteur de recherche » (un quoi ?) sur une « plateforme d’écoute » (une quoi ?).
Puis très vite, la brièveté déjà prônée dans les années 1960 (Kinks, Who, Love, Doors, Byrds…) fit son retour en force, avec Eagles, Queen, T.Rex, Kiss, Yes, Spirit, Genesis, Suicide, Ange, Trust, Bijou, Saxon, ZZ Top, AC-DC, Heart, Rush, MC5, REM, UB40, U2 et tant d’autres, de XTC au Pixies… Ou encore, pour continuer dans l’indie-rock, Slint, dEUS, Pulp, Blur, Lush, Oasis, Eels, Hole, Ash, Muse, Spoon, Mogwai, Battles – que des noms ayant par ailleurs un sens, une signification.
Ce qui n’est plus toujours le cas concernant la nouvelle génération héritière du rock à guitares, avec des noms moins « lisibles », plus codés, et donc, plus « uniques » : Idles, Shames, Lordi, Oxbow, The XX, Naam, Jakob, RQTN, Lack, Budd, Astra, LoOp, Cox, Buzz, Logo, Hrsta, Guapo, Té, Ned, Pile, Polvo, sgt., Mityx, MOA, Opak…
Il faut de tout pour faire un monde, alors clairement : non. Dans le rock et ses dérivés, la longueur poétique n’a jamais été totalement abandonnée, et tant mieux. Ne sont-ils pas magnifiques, tous ces noms qui prennent leur temps : A Silver mt. Zion, Black Rebel Motorcycle Club, A Place to Bury Strangers, Death Cab for Cutie, Two Door Cinema Club, TV On The Radio, Asian Kung-Fu Generation, We Were Promised Jetpacks ?
En tout cas, côté longueur et complication, la palme récente revient sans doute à ce groupe de post-rock instrumental britannique qui a choisi de se nommer (attention, accrochez-vous) : UP-C Down-C Left-C Right-C ABC + Start. Pas facile à retenir, mais pas si mal que ça pour le référencement.
En France aussi, et notamment du côté de la chanson (dite) festive taillée pour les festivals d’été avec buvettes géantes, nos artistes jouent la carte de l’audace et de l’anti-brieveté, mais on est moins sûr d’être charmé : Écoute ta mère et mange ton short… Trois Cafés gourmands… Les marmottes aplaties… Gilbert et ses problèmes… Les Écureuils qui puent…
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Très bonne question, merci, mais selon les analystes, cela ne devrait pas arriver avant 2035. En attendant, on peut toujours se replier sur son plateau de Scrabble et chercher les meilleures combinaisons inédites (avec bonus pour le Q, le Z, le W, le X). A l’inverse, on déconseille plutôt les solutions listées ci-dessous, évidemment séduisantes par leur brièveté radicale, mais pas géniales pour le référencement et la street-cred : zob, zut, MDR, cul, teub, naze, nazi, LOL, dodo, BBQ, milf, WC, meuf et keuf.
Sont également assez peu recommandées : TGV, cis, HLM, SNCF, fac, RATP, fax, PQ, ANPE, AQMI, PKK, TVA, PV, RER, CGT, CFDT, GIGN, IBM, Sida, ADSL, EDF, CDD, MST, Euro et CAC 40.
Mais après tout, on l’a dit : chacun fait fait fait, c’qui lui plaît plaît plaît.
Par Emmanuel Tellier
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Natacha Polony, directrice de la rédaction de Marianne