Alphabet, Meta et Amazon dominent le marché mondial, quoique les raisons de leurs performances diffèrent. Si Alphabet semble préservé par les politiques en faveur de la vie privée (limites à l’app tracking, fin des cookies tiers), Meta en pâtit de plus en plus.
La publicité en ligne se porte bien. Selon GroupM (WPP), la croissance du marché mondial de la publicité en ligne s’élève à 46 % entre 2019 et 2021 pour atteindre presque 500 milliards de dollars, ce qui représente 64,4 % de la dépense publicitaire mondiale, contre 52,1 % en 2019. La crise sanitaire a renforcé ce secteur du marché publicitaire, malgré la baisse globale des investissements en 2019. De ce fait, ce sont les autres médias qui sont pénalisés, aucun n’ayant retrouvé son niveau d’avant-crise : si la télé­vision est parvenue à faire revenir les annonceurs (167 milliards de dollars en 2019 contre 160 en 2021), l’affichage reste très péna­lisé par les limitations dans les transports, ainsi que le cinéma victime de la longue fermeture des salles. La radio résiste mais affiche encore des pertes (31 milliards de dollars en 2019 contre 27 en 2021). La presse est la plus pénalisée si l’on met de côté le cinéma, concerné plus que les autres par les conséquences immédiates des mesures sani­taires. Le marché publicitaire de la presse quoti­dienne a en effet perdu un quart de ses recettes publicitaires dans le monde en deux ans ; celui de la presse magazine encore plus, avec une baisse de 27 %. Sans surprise, ces évolutions contrastées du marché publicitaire mondial favorisent les acteurs du numérique qui disposent des principales plateformes recourant à la publicité en ligne : Alphabet (Google), Meta (Facebook) et désormais Amazon. Ensemble, ces trois acteurs captent plus de 50 % du marché mondial de la publicité hors Chine, où ils sont interdits pour l’essentiel. En France, Alphabet, Meta et Amazon contrôlent 67 % du marché de la publicité en ligne, estimé à 7,7 milliards d’euros en 2021 selon l’Observatoire de l’e-pub. C’est un peu plus que le montant total de la publicité média (périmètre des cinq médias : télévision, cinéma, radio, presse, publicité extérieure) que le Baromètre unifié du marché publicitaire (BUMP) estime à 7,174 milliards d’euros en 2021. La tendance est encore plus marquée aux États-Unis : les trois acteurs devraient détenir une part de marché supérieure à 80 % en 2022 selon GroupM, dont 75 % du total contrôlé par le seul couple Alphabet-Meta. Là encore, cette puissance des grands acteurs du numérique américain se fait au détriment des autres médias. Le marché de la publicité en ligne aux États-Unis repré­sentait seulement 17,7 % du total du marché médias il y a dix ans, contre 63,5 % du total attendu en 2022 (200 milliards de dollars).
Pourtant, le succès des formats publicitaires numériques ne profite pas de manière uniforme à tous les acteurs du marché. Snapchat, par exemple, tire avantages, certes, du dynamisme du marché américain, où il réalise 70 % de son chiffre d’affaires, mais le réseau social reste un acteur mineur sur ce marché où dominent Google et Facebook. Pour ces deux-là, les conditions de leur succès commercial diffèrent. Leur contrôle du marché ne repose pas sur les mêmes leviers et leurs perspectives à moyen terme sont très différentes, ce qui explique en grande partie les perfor­mances contrastées des deux géants de la publicité numérique sur le marché boursier. La comparaison s’impose car Alphabet et Meta ont publié leurs résultats annuels 2021 à vingt-quatre heures d’intervalle : le 2 février 2022 pour Alphabet, le 3 février 2022 pour Meta.
Alphabet a présenté des résultats exceptionnels, avec un chiffre d’affaires en hausse de 41 % par rapport à 2020, à 257,6 milliards de dollars, et avec un résultat net en hausse de 89 %, à 76 milliards de dollars. Ces performances sont dues pour l’essentiel au seul marché publicitaire en ligne puisque les activités de diversification du groupe Alphabet sont encore déficitaires, ainsi que ses offres de cloud. Pour déve­lopper si rapidement son chiffre d’affaires, Alphabet se doit de détourner à son profit les dépenses des annonceurs : la croissance de son chiffre d’affaires publicitaire, à +43 %, est ainsi largement supérieure à la croissance des dépenses publicitaires mondiales, estimée par Magna Global à +14 %. C’est que Google bénéficie de sa position de quasi-monopole sur le marché des liens sponsorisés, grâce à son moteur de recherche. Alphabet dispose par ailleurs d’un large inventaire de bannières vidéo (display) sur YouTube et ses 15 milliards de vues par jour. Mais il bénéficie surtout, sur le marché du display, des commis­sions prélevées par son serveur publicitaire (Google Ad Manager) en charge du placement voir La rem n°42-43, p.92) puisque rares sont les acteurs ayant une aussi fine connaissance des internautes. Les investisseurs l’ont bien compris et l’action d’Alpha­bet a gagné 7,4 % à la suite de l’annonce de ces très bons résultats.
À l’inverse, l’action de Meta a reculé de 24 % lors de l’ouverture de la Bourse de New York au lendemain de la publication des résultats annuels du géant des réseaux sociaux numériques. Pourtant, Meta a pu faire valoir une augmentation de son chiffre d’affaires annuel assez similaire à celle d’Alphabet, à +37 %, qui passe de 86 à 117,9 milliards de dollars entre 2020 et 2021. La même tendance se constate sur le résultat net qui passe de 29,1 à 39,4 milliards de dollars. En revanche, les prévisions pour 2022 sont moins bonnes, ce qui explique la sanction des investisseurs.
Meta est en effet confronté à un double défi. Premièrement, Meta perd progressivement son mono­pole sur le marché des réseaux sociaux numériques acquis avec les rachats d’Instagram et de WhatsApp (voir La rem n°32, p.51). En effet, TikTok s’impose de plus en plus et menace Meta à plus d’un titre. Les plus jeunes préfèrent le réseau d’origine chinoise et délais­sent Facebook, le réseau historique : c’est la perte d’un demi-million d’utilisateurs de Facebook sur le dernier trimestre 2021 qui a entraîné la chute en Bourse, notamment parce que cette perte d’utilisateurs concernait le marché américain. En effet, les utilisateurs américains de Facebook, qui représentent 10 % du nombre total des utilisateurs du réseau, soit 1,9 milliard de personnes, génèrent à eux seuls la moitié des recettes publicitaires. Or, le difficile renouvellement générationnel des utilisateurs de Facebook menace à terme ses performances publicitaires. S’ajoute à ces difficultés une seconde menace, liée à la nécessité pour Facebook de développer dans l’urgence de nouveaux formats publicitaires. En effet, pour résister à la concurrence de TikTok, Meta a misé sur sa stratégie habituelle, à savoir dupliquer au sein de ses propres offres les services prisés ailleurs. Le groupe a ainsi lancé Reels sur Instagram, des vidéos courtes sur le modèle de TikTok qui sont promues dans le fil d’actualité. Comme sur TikTok, la mise en avant de vidéos à fort potentiel viral fait gonfler les audiences de ce format, mais Meta ne sait pas encore correc­tement les monétiser. Ce temps passé sur Instagram rapporte donc moins que la consultation classique de son fil d’actualité.
Le deuxième défi lancé à Meta vient d’un autre géant technologique, Apple, qui mise sur la protection de la vie privée pour renforcer son aura auprès des utilisateurs de ses produits. Le groupe a ainsi déployé sur ses iPhone, depuis le printemps 2021, son dispositif App Tracking Transparency. Ce dernier demande aux utilisateurs d’iPhone leur consentement préalable au partage des données entre applications. Sans surprise, les utilisateurs refusent en très grande majorité (entre 70 et 85 % de refus estimé en France). Mais l’utilisation de Facebook, Instagram et WhatsApp repose aujourd’hui sur leurs applications ; la part des connexions depuis un navigateur y est très faible. Aussi Meta a-t-il dû admettre, lors de la présentation de ses résultats annuels, que l’App Tracking Transparency d’Apple devrait lui faire perdre quelque 10 milliards de dollars de revenus en 2022. Là encore, Meta doit trouver sans attendre de nouvelles solutions pour récupérer autrement leurs données auprès des utilisateurs d’iPhone.
Et c’est à cet endroit que la compa­raison avec Google est impossible : le moteur de recherche domine très largement le marché des liens sponsorisés qui repose en grande partie sur du ciblage contextuel (les mots clés de la requête), renforcé ensuite par une personnalisation des résultats si l’utilisateur est « logué » avec son compte Gmail. Dans ce cas, il s’agit de first party data récupérées direc­tement par l’éditeur de service – sans dépendre de données communiquées par un tiers, celles que l’on peut aller chercher dans l’identifiant publicitaire d’un utilisateur de smartphone ou par l’intermédiaire de cookies quand il s’agit d’une connexion depuis un navigateur.
Pour Alphabet, YouTube est en partie concerné par l’App Tracking Transparency quand le reste des services phares de recherche ne le sont pas, qu’il s’agisse du moteur de recherche, du navigateur Chrome, de Maps, etc. Le contrôle d’Alphabet sur le marché publicitaire en ligne est donc bien plus solide que ne l’est celui de Meta. D’ailleurs, Meta pourrait en pâtir plus encore car un tribunal de San Francisco a autorisé, en mars 2022, des poursuites collectives sous forme de class action à la suite de la plainte d’un fonds de pension qui reproche au groupe d’avoir mini­misé, dans sa communication financière, les conséquences de la mise en place d’App Tracking Transparency.
Le rôle des Gafa (Google, Apple, Facebook, Amazon) sur le marché publicitaire en ligne est protéiforme, l’acronyme unique qui les réunit artificiellement masquant des enjeux et des stratégies très différents. Ce sont les initiatives d’Apple, un acteur très peu présent à l’origine sur le marché publicitaire en ligne, qui fragilisent Meta. Et l’App Tracking Transparency autorise paradoxalement Apple à développer ses recettes publi­citaires. En effet, avec Search Ads, le groupe commercialise un service de promotion des applications dans l’AppStore. Cette offre de référencement permet aux éditeurs de services d’apparaître dans les recommandations de téléchargements que fait Apple ou dans les résultats de recherche d’applications sur l’App Store. Or, ce marché du référen­cement des applications est estimé entre 80 et 100 milliards de dollars dans le monde. Des analystes cités par Les Échos estiment ainsi à 2 milliards de dollars les revenus publicitaires captés par Apple sur ce segment du marché en 2020, des revenus qui pourraient s’élever jusqu’à 20 milliards de dollars en 2025.
Les initiatives d’Apple sur la vie privée ont des répercussions aussi sur Alphabet, qui multiplie les annonces au sujet de la protection des données personnelles de ses utilisateurs. Les premières initiatives ont concerné son navigateur Chrome, utilisé par deux tiers des internautes. Alphabet suit ici les traces d’Apple qui a interdit les cookies tiers dans son navigateur Safari depuis 2017. Ces cookies tiers permettent de récupérer, par l’intermédiaire du navigateur, des informations sur la navigation de l’utilisateur : ils sont, dans l’univers des navigateurs, l’équivalent du partage de données entre applications dans les smartphones. Début 2020, Google annonçait donc qu’il allait supprimer les cookies tiers de Chrome dès 2022, privant ainsi les éditeurs de sites web d’une mine d’informations personnelles. Mais la position d’Alphabet sur le marché publicitaire en ligne, très importante, n’autorisait pas une suppression sans alternative pour les éditeurs, lesquels se sont aussitôt alarmés du risque de perte de revenus et d’une distorsion très forte de la concurrence. En effet, Alphabet a accès sans cookies tiers à de nombreuses données personnelles qui lui servent à personnaliser ses offres publicitaires et à s’imposer comme intermédiaire essentiel sur les places de marché du display



Paraissant chaque trimestre depuis décembre 2006, La revue européenne des médias et du numérique est conçue et réalisée par l’Institut de recherche et d’études sur la communication (IREC), dirigé par Francis Balle, professeur à l’Université Panthéon-Assas (Paris 2).
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