Lorsque Hae-jun arrive au pied d’un pic rocheux du haut duquel s’est apparemment jeté un homme, il n’a pas dormi depuis 48 heures environ. Or, le manque de sommeil n’a en rien altéré les facultés de déduction du détective, qui soupçonne d’emblée un homicide déguisé. Lorsqu’il interroge Seo-rae, la veuve de la victime, et que celle-ci ne manifeste pas le moindre chagrin, son opinion se confirme. Seulement voilà, le flic insomniaque et marié est, à l’instar des cinéphiles, d’ores et déjà envoûté par la suspecte. Avec Décision de partir, un énigmatique récit policier et amoureux, lauréat du Prix de la mise en scène à Cannes, Park Chan-wook épate à nouveau.
Ainsi, l’aspect procédurier visant à élucider le(s) meurtre(s) est mené de concert avec la trame sentimentale — cette dernière exempte de sentimentalisme. Certes, mélanger romance et enquête policière est en soi banal, mais ce que propose Park Chan-wook ne l’est absolument pas. Plusieurs facteurs concourent à cette belle singularité.
Primo, le film repose sur deux protagonistes complexes, densément écrits, et interprétés avec un supplément de nuances, dont certaines, on y reviendra, revêtent une signification différente a posteriori. Secundo, l’intrigue, bien que développant équitablement les volets criminels et passionnels, ne devient jamais bicéphale. Tertio, ni l’un ni l’autre desdits volets ne va tout à fait dans la direction escomptée. Cela, parce que, quarto, le cinéaste réussit à nouveau un splendide coup de bluff narratif.
C’est-à-dire que, comme dans Old Boy, où le protagoniste séquestré croit se venger, alors qu’il comprend ultimement que son geôlier continuait tout ce temps d’exercer sur lui sa propre vengeance, ou dans Lady Vengeance, où la teneur et les motifs de la vengeance — thème récurrent — s’avèrent plus effroyables qu’initialement suggérés, ou encore dans Mademoiselle, où la nature des enjeux dramatiques et interpersonnels n’est pas celle que l’on croit d’abord, Décision de partir ménage une révélation tardive, qui change le cours du film.
Park Chan-wook et Jeong Seo-kyeong, sa collaboratrice depuis Lady Vengeance, se révèlent comme de coutume extrêmement astucieux dans leur scénario, qui fait mine d’aller dans une direction, alors qu’en réalité, il va dans une autre (souvent, comme ici, c’est un personnage féminin fascinant qui mène le bal). Le brio de l’affaire réside dans ce que ces virages narratifs à presque 180 degrés, caractéristiques de l’oeuvre du maître sud-coréen, paraissent toujours honnêtes puisque des indices, pas forcément perçus comme tels sur le moment mais semés par endroits, auront préparé en amont le revirement ultérieur.
Ces indications se manifestent de diverses manières : un élément de décor repris comme un motif symbolique, une information en apparence banale lancée au détour d’une conversation, une réplique qui a l’air étrangement hors contexte lorsqu’elle est formulée…
C’est notamment le cas de ce proverbe de Confucius que Seo-rae murmure à Hae-jun : « L’homme de coeur se plaît à la montagne, l’homme d’intelligence affectionne l’eau. »
À ce stade, on sait déjà que la montagne, par l’entremise de ce pic rocheux en bas duquel la femme (fatale ?) a peut-être précipité son défunt mari, occupe un rôle significatif dans l’histoire. Quand, plus tard, lors d’un dénouement qui convoque à égales mesures Thirst, ceci est mon sang et L’Avventura (Michelangelo Antonioni, 1960), la mer envahit soudain l’écran, l’image ne semble pas le moins du monde sortie de nulle part, sa venue ayant en quelque sorte été annoncée par Seo-rae.
On s’en doute, Prix de la mise en scène aidant, la réalisation est, typiquement pour le cinéaste, virtuose. Les séquences carrément géniales abondent, mais toujours en un flot harmonieux ; rien n’est ampoulé, guindé ou précieux — chapeau bas à la sublime direction photo de Kim Ji-yong (Hansel et Gretel, A Bittersweet Life).
Il n’empêche, des passages s’incrustent plus que d’autres dans la mémoire : lorsque Hae-jun, depuis sa voiture banalisée, se projette mentalement dans la maison de la suspecte afin de partager, sans y être, le même espace qu’elle ; lorsque Seo-rae se tient derrière Hae-jun au sommet du pic et qu’on ne sait trop si elle le poussera ou l’étreindra lors d’une virée nocturne aux accents presque surnaturels…
Splendide réussite narrative et formelle, Décision de partir réaffirme non seulement que Park Chan-wook a sa place au panthéon du 7e art, mais surtout, qu’il est là pour y rester.
Drame de Park Chan-wook. Avec Tang Wei, Park Hae-il, Lee Jung-hyun, Go Kyung-pyo. Corée du Sud, 2022, 138 minutes. En salle.
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