Question posée par Pierre le 12/12/2017
Bonjour,
Voilà une question que se posent aussi la totalité des acteurs de la presse. Le widget «News» sur les iPhone, parfois appelé «Apple News», représente en effet un enjeu considérable en matière d’audience pour les sites d’information.
Les utilisateurs d’iPhone, en balayant leur écran vers la droite, ont accès à chaque instant sur leur téléphone, grâce au widget «News» à une liste de quatre articles. Voilà par exemple ce qui figurait sur notre iPhone à midi, mardi, au moment où nous écrivions cet article.
À noter que c’était là ce que pouvaient voir à ce moment-là les utilisateurs d’un iPhone en Ile-de-France. En effet, le système est régionalisé, grâce à la géolocalisation. À la même heure, un possesseur d’iPhone en Corse, ou un autre en Normandie, ne voyaient pas forcément la même sélection. Même si on retrouve souvent les mêmes articles d’une région à l’autre.
Ce que ces utilisateurs d’iPhone ignorent, c’est que le fait de voir figurer un article dans cette liste représente un boost d’audience considérable pour un site. La raison en est simple : l’article se trouve ainsi «proposé» à des millions d’utilisateurs d’iPhone (il y en a près de 10 millions au niveau national). C’est le Jackpot assuré.
Prenons un exemple. Mercredi dernier, un article de Checknews s’est retrouvé pendant plusieurs heures dans la soirée dans cette sélection. Il ne s’agissait pas à proprement d’un scoop, ni d’une actualité brûlante. L’article était une réponse à cette question : «Pourquoi les gâteaux mous deviennent durs et les gâteaux durs deviennent mous ?»
L’article a été vu 250 000 fois. C’est peut-être dix ou vingt fois plus que l’audience qu’aurait rencontrée l’article sans cette mise en lumière. Quand un article se fraye une place sur les écrans d’iPhone, l’unité de compte en termes d’audience devient la centaine de milliers de vues. Sur Libé, les articles les plus lus peuvent dépasser 500 000 vues grâce à Apple News et se rapprocher du million. Même si parfois l’exposition d’un article sur Flipboard (un agrégateur de réseaux sociaux) ou un bon emplacement sur Google News peuvent aussi doper les audiences, les articles les plus lus seront, à de très rares exceptions, ceux qui auront trouvé leur place sur le widget d’Apple.
D’autres chiffres permettent de se faire une idée de l’impact en termes d’audience : quand un article du site de Libé est «pris» par Apple News, il fait très souvent, en temps réel, plus d’audience que la totalité du site. Dans des cas extrêmes, on a vu des articles «Apple News» être lus trois ou quatre fois plus, en simultanée, que la totalité des autres articles proposés sur le site de Libé.
Dans un article très fouillé, qui est à ce jour une des enquêtes référentes sur ce sujet, Marianne écrivait que l’audience acquise grâce à Apple News pouvait représenter «pour les plus grands médias», 30 à 40% de leur audience totale.
Si les articles peuvent ne rester (rarement) qu’un quart d’heure (le classement est rafraîchi quatre fois par heure), ils peuvent aussi rester plusieurs heures, parfois des dizaines d’heures dans les cas exceptionnels.
Chaque mois, Mind Media, spécialisé dans l’économie des médias et de la publicité en ligne, publie (pour ses abonnés) le classement des articles qui sont restés le plus longtemps sur les écrans d’iPhone, en s’appuyant sur les données de deux régions («Baromètre Semiocast de la visibilité Apple News en régions»).
Mind Media nous a fourni gracieusement le baromètre de juillet 2018, consacré aux chiffres pour les régions Auvergne Rhône-Alpes et Bourgogne-Franche-Comte.
Pour la région Auvergne Rhône-Alpes, un article du figaro.fr consacré à l’affaire Benalla trône en haut du classement après être resté 33 heures sur les écrans des Iphones en juillet. Une performance rarissime, liée au très fort intérêt des internautes pour l’affaire Benalla.
Le même article a également squatté pendant 33h les écrans dans la région Bourgogne-Franche-Comté. En revanche, on voit que le classement n’est pas exactement le même qu’en Auvergne Rhône-Alpes.
Mind Media, en se basant toujours sur les données de son partenaire Sémiocast, propose aussi un classement par média. Celui-ci est dominé traditionnellement par Le Parisien et Le Monde, qui trustent systématiquement les deux premières places. Voici par exemple le classement des médias (toujours dans la région Auvergne Rhône Alpes en juillet dernier) en fonction du nombre d’articles présents dans le classement durant le mois. Le Parisien mène la danse avec 168 articles. Le dernier du classement, Challenge, en compte 4, Libé se situe au milieu, avec 53 articles.
Si ces données sont donc régionales, elles sont plus ou moins conformes à ce qu’on observe au niveau national. «Le Parisien et le Monde (le plus souvent dans cet ordre) dominent le classement», explique Aymeric Marolleau, journaliste à Mind Media, en charge du baromètre.
Une autre chose qui ne bouge pas, ou peu, ce sont les médias qu’on retrouve dans cette liste. Seuls une vingtaine de sites peuvent espérer voir un de leur article aspiré par la machine. Pourquoi une vingtaine? Comment sont-ils choisis? Mystère. Car la machine à doper les audiences est aussi une formidable boîte noire. Si on retrouve logiquement les plus gros sites français, l’enquête de Marianne avait révélé que certains sites sont absents alors que leur audience dépasse celles de sites qui eux sont présents. Les «tricards» dénoncent évidemment une distorsion de concurrence majeure. Voire du copinage. Apple n’a jamais communiqué sur le sujet.
De manière toute aussi mystérieuse, la liste évolue parfois. L’enquête de Marianne sur le «système Apple News» a pour déclencheur la mésaventure subie par le site de l’hebdo, qui a subitement disparu des radars d’Apple à l’automne 2017. Le site de Marianne a connu en 2016 et 2017 un boom d’audience, surfant sur une présence régulière sur le widget, avant de s’en voir expulsé brusquement, et de voir, en conséquence, son audience dévisser. Voilà comment un média, sans rien changer à sa manière de travailler, se retrouve avec une audience divisée par deux ou trois. Sans aucune explication ni recours possible.
D’autres médias ont connu pareilles mésaventures, à la même époque, comme les sites du JDD ou de Paris Match. Julien Ferras est le SEO («search engine optimizer», chargé du référencement de sites et de l’acquisition du trafic) pour Parismatch.com et le jdd.fr au sein du groupe Lagardère. C’est un des rares acteurs du secteur à parler en toute transparence du «système Apple News», aussi critiqué que redouté… Il raconte à Checknews : «Parismatch.com était quasi quotidiennement sur le widget d’Apple pendant la présidentielle de 2017, en raison des sondages qu’on publiait. Puis on a disparu du jour au lendemain. On a fait un retour un jour de novembre 2017. Et plus rien. Je n’avais aucun contact chez Apple, personne à qui demander des explications. Dans l’enquête que Marianne a consacrée au sujet, il y avait le nom d’un représentant de la marque en France. Je l’ai contacté pour lui demander des explications. J’ai notamment expliqué que le JDD sortait des scoops tous les dimanche, et était condamné à voir d’autres sites faire de l’audience sur les iPhone en reprenant nos infos. Il m’a dit qu’il n’avait aucune influence sur le choix des médias, mais qu’il transmettrait mon message au service compétent. Pendant plusieurs semaines, je n’ai eu aucune réponse. J’ai insisté, et ré-insisté. Et puis on est revenu». Marianne, qui a dénoncé l’opacité et l’arbitraire du système, n’a pas eu cette chance. En dépit d’une demande formulée au même «guichet», le site de l’hebdo n’est jamais réapparu. Ces derniers mois, la Tribune a disparu aussi du classement, sans qu’il soit possible de savoir si le quotidien économique en ligne a été banni à son tour, où s’il n’a seulement pas réussi à placer des articles dans le classement.
On ne sait pas trop non plus pourquoi un article est élu plutôt qu’un autre. Pourquoi Apple a choisi hier de mettre en avant, mercredi, notre article sur les «gâteaux mous et les gâteaux durs»? Mystère et boule de gomme (même si nous en sommes très contents). Au Royaume-Uni, en Australie ou aux Etats-Unis, la sélection des News sur l’iPhone se fait en partie par une équipe éditoriale. Rien de tel en France, où la sélection se fait uniquement grâce à un algorithme, qui «décide» donc, seul, du choix des articles.
L’enjeu considérable en termes d’audience a poussé les SEO de la presse française à se pencher sur le mystère, dans l’espoir de trouver une recette pour pousser les articles dans le classement. Un SEO raconte s’y être cassé les dents: «Il y a une littérature abondante sur le référencement des articles sur Google. On sait plus ou moins sur quoi il faut intervenir pour améliorer son référencement : la rapidité de chargement des articles par exemple, etc. Google donne fréquemment des clés. Concernant Apple News, en revanche, il n’y a rien parce que personne ne sait rien». Le SEO raconte avoir regardé en détail tous les articles de son site qui ont été choisis sur le widget, pour essayer de voir des «corrélations» en comparant les critères habituels du référencement sur le Web : longueur de l’article, nom de l’auteur, engagement sur les réseaux sociaux, nombre de liens présents dans l’article, etc. «Rien ne se dégageait vraiment. Leur but, c’est évidemment d’éviter que les gens comprennent comment fonctionne l’algorithme, et trouvent la martingale. Mais là, il n’y avait rien du tout. On a même pensé à un moment que c’était un type tout seul qui faisait ça, pas très doué, tellement les résultats étaient parfois étonnants».
Le cabinet Sémiocast, spécialisé dans l’analyse des réseaux sociaux, assure lui avoir percé le mystère. Le cabinet a été missionné par un média qui souhaitait savoir comment faire monter ses articles dans le classement. «En gros, le classement dépend de la dynamique des partages des articles sur les réseaux sociaux, avec une forte réactivité à Twitter», explique Paul Guyot, président de Sémiocast.
Quels que soient le secret de l’algorithme et la capacité (réelle ou supposée) des rédactions de le manipuler, le résultat des courses est parfois déroutant. On a souvenir un jour d’avoir vu figurer parmi les quatre articles… un épisode d’un dessin animé «Capitaine Tsubasa» que le site de l’Équipe diffusait. On peut aussi trouver des simples reprises de dépêches AFP, ou (fréquemment) des articles sans aucun intérêt informatif traitant d’un fait divers cocasse (un monsieur trouve un bébé alligator dans sa piscine). Parfois, les quatre articles sont… quatre articles sur le même sujet, identiques ou presque. C’est fréquent en cas d’actualité forte. Quand Maurane est décédée, les quatre articles proposés annonçaient tous la mort de la chanteuse.
On a pu récemment voir trois des quatre articles proposés sur le même thème, pas forcément décisif : une extinction de voix du chanteur Bono de U2 ou le décès d’un candidat d’une émission de téléréalité.
Apple News, et c’est un des autres reproches qui est fait au dispositif, ne récompense pas toujours le travail bien fait. Il est très fréquent qu’un article se trouve ainsi propulsé en pleine lumière… alors qu’il n’est qu’une reprise du travail ou du scoop d’un autre journal. Les rédactions de tous les sites de France ont en tête de telles «injustices». Checknews l’avait mauvaise, par exemple, le jour où Apple News a placé en tête du classement cette reprise faite par le site francetvinfo.fr d’un scoop d’un de nos journalistes. Dans certaines rédactions, des équipes sont dédiées à ces reprises très rapides des infos des concurrents, visant à surfer sur les scoops des autres pour glaner un maximum d’audience.
Dans le genre détournement massif (on exagère volontairement), cette capture montrant 3 articles de journaux reprenant l’appel lancé dans Libé par 700 scientifiques français. L’amusant étant donc que Libé, qui a publié l’appel, n’est pas dans le liste des trois.
Au total, il ressort de cette sélection, parfois baroque, une impression «un peu cheap», qui contraste avec l’impact considérable du widget en terme d’audience, mais aussi avec l’image de la marque à la pomme, estime un journaliste spécialisé dans l’économie des médias : «l’outil, qui peut faire “monter” des articles totalement anecdotiques ou bien proposer quatre fois la même info, n’est pas au niveau de l’image ultra-pointue qu’Apple veut se donner.» Un responsable numérique d’un éditeur national suggère une explication: « le système, tel qu’il fonctionne en France est de toute évidence très imparfait. Après, pour Apple, l’avantage de l’algorithme, c’est qu’il a bon dos. Au moins, ils n’ont n’a pas les emmerdes qu’ils auraient avec une intervention éditoriale humaine, qui les obligeraient à se justifier sur les raisons de leur choix».
© Libé 2022
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