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On se croirait dans l’Ecole des fans. Un univers où tout le monde aurait dix sur dix, dont tous les protagonistes, quels qu’ils soient, sont des «talents». Du service compta à la direction financière, en passant par les fonctions créatives, depuis quelques mois, voire quelques années, on ne parle plus que comme cela. «Collaborateur» serait-il devenu un gros mot? Dans l’idiome des entreprises, les «talents» ont dégommé les «collaborateurs», qui eux-mêmes avaient supplanté les «salariés». À telle enseigne qu’il ne faut plus parler, semble-t-il, de directeurs des ressources humaines ou de responsables RH. Peu à peu, au gré des profils Linkedin, on voit multiplier et croître les «chief talent officers», les CTO, chargés de gérer et de faire le tri dans ces « talents » pléthoriques et protéiformes.
Trop de talent tue le talent ? «La désormais omniprésence du terme n’est qu’un effet de l’envahissement de la communication à toutes les régions de la société, estime François Jost, professeur émérite en sciences de l’information et de la communication à l’université Sorbonne Nouvelle Paris III. Il évoque également un peu l’univers de la téléréalité, comme l’émission de M6 La France a un incroyable talent
L’univers de la téléréalité, certainement. Mais aussi un autre monde plus rose layette, plus ouaté. Celui des peluches des années 1980 aux couleurs pastel et aux aspirations 100 % tendresse: les fameux Bisounours devenus synonymes de naïveté exagérée, d’optimisme béat et, disons-le, mièvre.
Florilège de titres «mielleux»
Parlez-vous le biz-ounours? Car les «talents» ne vont pas seuls dans les méandres de l’entreprise. Ils marchent main dans la main avec leur cousine «bienveillance». On ne compte plus les essais sur le «management bienveillant», tandis qu’aux côtés des «chief talent officers», de nouveaux titres font florès, dans une surenchère de «positive attitude». Lesquels peuvent laisser pantois – voire carrément interdits – comme l’inénarrable «chief happiness officer», fonction au confluent de la com’ interne et de l’agent d’ambiance, qui se taille un certain succès depuis quelques années.
Le très sérieux Forbes s’est amusé à répertorier ces nouveaux titres que d’aucuns peuvent juger fantaisistes. Voire délirants? AOL se targue d’employer un «digital prophet» [prophète digital], la société de tech Grasshopper employait jusqu’il y a peu un «ambassadeur du buzz», le patron du réseau de concessionnaires Mid America Motorworks revendique sans rire le titre de «chief cheerleader» [majorette en chef], au sein de l’agence Allen & Gerritsen, on ne parle plus de directeur du développement, mais de «créateur d’opportunités», tandis que le chef du design d’Inteq Corp répond à la douce appellation de «crayon evangelist». Mazette.
L’enfer de l’entreprise est-il pavé de bonnes intentions? Il est en tout cas ponctué de: «Belle journée !», salutation lyrique qui tend à reléguer le traditionnel: «Bonne journée!» aux oubliettes. «Je ne peux pas m’empêcher de voir dans ce nouveau langage un côté démagogique, soupire Jean-Louis Raynaud, directeur du programme Advanced Management Program de l’EDHEC campus de Paris. On prend vraiment les gens pour des enfants…»
Des enfants nourris au lait de la globalisation, rappelle Fabien Le Roux, planneur stratégique chez BETC: «Il y a un effet de langage mondialisé qui est lié au “globish”, forme abâtardie d’anglais des affaires. Cela reflète aussi un certain état d’esprit américain où tout est “fantastic” et “amazing”. Une culture qui s’est imposée, portée par les conférences TED et des livres à la croisée du développement personnel et de l’analyse marketing. Le langage d’entreprise est devenu un langage entrepreneurial où la figure du startuper est glorifiée – une figure aussi bien économique que psychologique. Du coup, il s’agit autant d’avoir des idées, des convictions et des compétences qu’une attitude et un état d’esprit forcément constructifs et positifs. »
Des mots doux, une réalité dure
Mais ce déluge de guimauve cache une réalité bien plus amère… «La tendance sémiologique en tant que telle peut paraître un peu ridicule, voire lénifiante, admet Mariette Darrigrand, sémiologue à la tête du cabinet d’études sémiologiques Des faits et des signes. La “bienveillance” est ainsi devenue un terme galvaudé, qui ne veut plus rien dire. Ce nouveau langage peut donner l’impression d’agir comme un cautère sur une jambe de bois, à une période où on ne peut plus ignorer, en parallèle, la violence du monde de l’entreprise.» François Jost ne dit pas autre chose: «Depuis la vague de suicides chez Orange, notamment, on sait tous que les conditions de travail sont devenues extrêmement difficiles: il suffit de voir la récente émission d’Élise Lucet, accablante pour Lidl et Free. Il peut exister, dès lors, une tentation d’adoucir les choses, de les renommer de façon positive.»
Serait-on trop prompt à railler cette novlangue acidulée ? «Le mot “talent” est avant tout une marque de la culpabilité des entreprises qui ont géré les gens comme des boîtes», lâche Stéphane Hugon, sociologue et fondateur d’Eranos, société d’études qualitatives spécialisée dans l’identification et le décryptage des imaginaires sociaux contemporains. Selon lui, ce nouveau langage biz’ounours en dit beaucoup plus qu’il n’en a l’air. «Ce qui se joue là, c’est une transformation de l’imaginaire du travail. Si le travail était central dans notre monde occidental, ce n’est plus le cas aujourd’hui… La philosophie du XVIIIe au XIXe était pensée autour du progressisme. Le progrès social et le paradis judéo-chrétien, c’était la même chose ! Au fil du temps, on a mis de côté la question de la foi, mais ce rapport de subordination reste présent dans le droit du travail, où il existe une forme d’allégeance du salarié vis-à-vis du patron… Mais ce discours n’est plus efficace dans la culture managériale pour embarquer les nouvelles générations.»
Les titres, un enjeu de recrutement
Le sirupeux langage biz’ounours cacherait-il un univers beaucoup plus… mercenaire? «Ce à quoi on assiste, c’est une guerre des talents qui ne veut pas dire son nom», lâche Damien Créquer, associé du cabinet de recrutement Taste. Selon lui, les «talents» et autres «chief happiness officers» ne seraient que la partie émergée «de grands changements macro». Bigre. «Des années 1990 à 2000, on se situait encore dans une époque de performance individuelle. Mais les cycles d’excellence opérationnelle liés aux boîtes “brick and mortar” ont été bouleversés par l’apparition des biotechs, des nanotechs, des sciences cognitives… Aujourd’hui, pour être valorisé en bourse, il faut capter l’innovation. Une bataille essentielle pour émerger sur les marchés financiers, alors qu’il existe une grande tension sur le recrutement. Notamment pour attirer les millennials.» Jean-Louis Raynaud approuve: «Cette novlangue n’est autre qu’un outil de séduction pour attirer les jeunes, courtisés sans relâche par les Gafa.» Damien Créquer relate cette anecdote: «J’ai vu des clients organiser des brainstormings hallucinants pour inventer de nouveaux intitulés de poste… Il s’agit de tout renommer et très vite.»
Au sein de l’agence Pixelis, on enjoint ainsi ses collaborateurs, pardon, ses «talents», à choisir eux-mêmes leur titre. Le résultat n’a rien à envier aux exemples cités par Forbes : «conspirateur positif», «brand solutionist», «brand psychologist», «positive change accelerator»… «Les titres viennent avant tout souligner notre mode de fonctionnement, horizontal et plus pyramidal, explique Isabelle Lorentz, directrice des opérations associée. Chaque mission est autodéterminée, une fois qu’elle est terminée, on peut décider de changer son titre. Cette démarche va de pair avec l’adoption du télétravail, d’horaires souples… Avec les millennials, on ne peut plus adopter une approche top-down [strictement hiérarchique].»
«Nous sommes installés dans un espace de coworking et si j’annonçais à mes salariés qu’on déménageait dans des bureaux classiques, j’aurais droit à une révolte et j’en perdrais la moitié»  assure, quant à lui, tragicomique, Damien Créquer. Pour recruter et conserver ses nouveaux talents, remarque elle aussi Mariette Darrigrand, «l’entreprise mime la population des millennials, à la recherche de bonheurs simples, ce qui peut entraîner une forme d’infantilisation… Un exemple: se faire la bise à la fin d’une réunion, c’est un rituel récent. Dans les années 1990, on serrait la main des clients… Nourriture sucrée, espaces de jeu, baby-foot, objets transitionnels, nounours font partie des décors et ont un rôle compensatoire. Comme des touches d’enfance qui permettent de supporter des situations extrêmement dures ».
Si les mots peuvent être malhabiles, les intentions sont parfois rien de moins que sincères. «Il existe bien évidemment du “happiness washing” dans cette manière maladroite dont les entreprises essaient de recapter les jeunes, nuance Stéphane Hugon. Mais globalement, tous ces signes disent autre chose: et si on travaillait autrement?» Pour autant, comme grince Fabien Le Roux, «ce qui attire des bataillons de millennials, prioritairement dans les Gafa, ce sont des salaires sans commune mesure avec d’autres sphères, ainsi qu’une série d’avantages en nature quantifiables (jours off, prise en charge de dépenses liées à des projets personnels, etc.). Ce n’est pas seulement une question de vocabulaire. Le risque est que ça ne soit que du vocabulaire…» Bon courage et… gros bisous ?
Petit glossaire du biz’ounours
Appliquer les process: faire ce qui est demandé par un supérieur hiérarchique.

Axes d’amélioration: choses à revoir entièrement.

Challenging: ennuyeux et difficile.

Chief happiness officer: fonction au confluent de la communication interne et de l’agent d’ambiance.

Chief talent officer: DRH.

En dessous des attentes: décevant.

Etre force de proposition: trouver les idées que son supérieur n’a pas.

Faire un benchmark: pomper les idées d’un concurrent.

Gratification: rémunération.

Remercié: licencié.

«Nous»: l’entreprise.

Nouvelle aventure: licenciement.

Talent : collaborateur ou salarié, du service compta à la DSI, en passant par les fonctions plus créatives.

(Inspiré par « Le lexique corporate », paru dans Stagiaires, le guide de survie ! de Samantha Bailly (Larousse))

 

 
L’Elysée, palais de la novlangue
«La révolution du numérique est celle des talents. Nous devons les attirer en Europe. Je souhaite qu’elle prenne la tête de cette révolution.» Déclaration d’intention d’un patron d’agence de pub ? De start-up ? Non, d’Emmanuel Macron, président de la République, qui tweetait ces phrases à l’issue de son discours à la Sorbonne, le 26 septembre dernier. Séances de «team building», ateliers de «coworking», mise en place de «process» pour délivrer du «résultat»… Comme le rappelait en août un article du Figaro, au plus haut niveau de l’Etat, on a fait sien le langage des start-up. Non sans ambiguïtés, comme le rappelle la sémiologue Mariette Darrigrand: «Emmanuel Macron utilise beaucoup de ces termes lénifiants repérés en entreprise: il emploie fréquemment la “bienveillance”, les bénévoles de sa campagne étaient appelés les “helpers”. Et dans le même temps, il assume une posture de “président jupitérien” et légifère par ordonnances…»

 


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