Depuis le milieu des années 90, l’accélération de l’information produit de profonds déséquilibres sociologiques, psychologiques ou politiques. Que s’est-il passé? Et comment y remédier?
C’est en 1994, que se produit le premier mouvement d’accélération de l’information depuis l’irruption des médias audiovisuels dans les années soixante (en France).
On le doit au lancement de LCI –la chaîne d’information en continu de TF1– qui bénéficie dès l’origine d’un évènement qui va la propulser: l’assaut par le GIGN d’un Airbus A300 le 24 décembre à Paris pour libérer les otages d’un commando du FIS (Front islamique du salut).
Le traitement de l’information en direct, via des éditions spéciales vient d’être inauguré et sera repris par iTélé (1999), puis BFM en 2010. Cette dernière pousse la logique du direct encore plus loin, en envoyant systématiquement des reporters couvrir l’évènement sur place, y compris lorsqu’il n’y a encore rien à raconter.
Entre temps, le développement du web début des années 2000 accélère lui aussi le traitement de l’information par rapport à la presse écrite. Les rédactions rivées à l’écran de LCI ou de iTélé, au flux de dépêches AFP ou aux informations envoyées par leurs journalistes sur le terrain, peuvent publier l’information sur le site web, dans les minutes qui suivent leur réception. Plus besoin d’attendre le bouclage, la publication est immédiate grâce au nouveau canal électronique.
Les années 2000 voient aussi se développer une myriade de blogueurs qui peuvent désormais s’appuyer sur des outils bon marché et faciles d’usage pour s’exprimer. Ils n’accélèrent alors pas tant la production d’informations, que leur commentaire. Les nouveaux éditorialistes sont en effet souvent les premiers à rebondir sur une info pour y apporter leur interprétation plus ou moins sérieuse ou décalée.
La vitesse continue de s’accentuer avec l’irruption des réseaux sociaux d’une part en 2004 pour Facebook, et Twitter surtout en 2007. Ce réseau initialement conçu comme un outil de micro-bloguing est rapidement détourné par ses utilisateurs comme un outil d’information en temps réel.
Twitter bénéficie pour cela d’une autre innovation technologique majeure de ce siècle: le lancement de l’iPhone le 29 juin 2007.
La conjonction du téléphone, d’internet et de l’appareil photo transforme progressivement Twitter en lieu où l’on s’informe. En novembre 2009, la plateforme change alors sa signature de « what are you doing » en « what’s happening »?
Un événement exceptionnel, une fois encore, confirme l’oiseau bleu dans ce nouvel usage :l’amerrissage de l’Airbus A320 le 15 janvier 2009 dans l’Hudson River de New York. Twittée quelques secondes après son occurrence par un témoin direct, cette information et la spectaculaire photo qui l’accompagnent font le buzz mondial.
L’usage du smartphone lui, se développe à une vitesse phénoménale : deux-tiers des internautes en sont équipés dès 2014, et près de 80% des 15-24 ans.
Mais, ce qui est sans doute tout aussi édifiant, c’est la progression du “multi-device”, c’est à dire, non seulement le multi-équipement au sein des foyers (ordinateur, smartphone, tablette…), mais surtout leur consommation simultanée.
On assiste donc depuis une vingtaine d’année, à une fragmentation de plus en plus grande de notre attention, alors même que la vitesse de l’information s’est considérablement accentuée, comme on l’a vu.
Une fragilisation de notre concentration entretenue et accentuée par les notifications de notre mobile qui nous accaparent plusieurs milliers de fois par jour selon certaines études.
Les réseaux sociaux sont passées maîtres dans l’art de capter régulièrement cette attention par le système des rétributions symboliques. Les likes, retweets, favs qui récompensent nos publications entretiennent notre auto-satisfaction et déclenchent ainsi des mécanismes hormonaux de plaisir, par production de dopamine.
Voilà pourquoi nous sommes si dépendants à ces outils qui nuisent pourtant fortement à notre faculté de concentration.
L’irruption d’Internet a inauguré une multiplication des producteurs de contenus par la baisse drastique des coûts d’entrée sur ce marché. Pour se lancer dans la presse, plus besoin d’acheter une rotative, de financer un réseau de distribution, des commerciaux. Il suffit d’un site web, d’un hébergement web et d’une poignée de rédacteurs : tout le monde se rue sur cet eldorado des contenus.
Ainsi sont apparus pléthore de nouveaux acteurs: les blogueurs, comme on l’a vu, mais aussi les pure-players, les institutions (mairies conseils généraux, organismes publics…), les entreprises, les marques…
La concurrence sur l’information a pris une ampleur inédite, et l’offre de contenus s’est trouvée largement supérieure à la demande. D’autant que les médias ayant majoritairement opté à l’origine pour un modèle de revenus publicitaire, offraient la totalité de leurs contenus gratuitement.
Cette abondance de l’offre de contenus gratuits disponibles en ligne était accentuée par la duplication des mêmes nouvelles, car en provenance souvent de la même source: l’AFP (ou le voisin que l’on ne mentionne pas toujours). Une étude de l’INA de 2017 révélait ainsi que 64% de ce qui est produit est du copier-coller pur et simple.
S’en est suivi une guerre féroce pour l’audience en ligne, car les cinq premiers du classement (voire les trois premiers) récoltent l’essentiel des budgets publicitaires des grands annonceurs. Entre 2009 et 2015, l’audience nécessaire pour intégrer ce top 3 a plus que doublé, passant de quelque cinq millions de visiteurs uniques mensuels pour Le Figaro ou Le Monde à près de 13 millions pour ces deux mêmes médias.
Voilà comment les lignes éditoriales des sites web d’information se sont déplacées vers plus de faits divers, de spectaculaire, de people, de sujets racoleurs. Des lignes éditoriales parfois en collision avec celles du média traditionnel (papier, radio ou télé), ce qui a pu créer ici ou là quelques dissensions et malaises internes.
C’est aussi cette course à l’audience qui explique dès 2011, une accélération des concentrations média (Rue89 racheté par L’Obs lui-même racheté par Le Monde en 2015, Benchmark Group avalé par Le Figaro en 2015 etc.). Sans parler des intégrations de contenus divers tels les dictionnaires ou applis de conjugaison, l’immobilier ou le jardinage pour gonfler artificiellement l’audience de ces sites.
Les réseaux sociaux et surtout Facebook se révèlent assez vite des vecteurs d’information très puissants. Une étude internationale du Reuters Institute de juin 2016 nous apprend que 51% des 50 000 personnes interrogées s’informent via les réseaux sociaux et 44% via Facebook.
Cette prise de pouvoir des réseaux est profondément corrélée à l’essor du smartphone, que 53 % des personnes interrogées utilisent alors pour s’informer.
Or, le patron de Facebook Mark Zuckerberg comprend vite que certaines informations suscitent plus d’interactions sociales que d’autres. Les news qui font appel à nos émotions sont plus relayées, likées, commentées que celles qui sollicitent notre raison. Doper les chiffres d’usage – »l’engagement »– des internautes, voilà qui est bon pour la communication et le business publicitaire de ce géant entré en bourse depuis 2012.
Voilà pourquoi, les algorithmes de Facebook se mettent à favoriser les informations les plus émotionnelles: émouvantes, choquantes, révoltantes… tout sauf la normalité trop fade du monde réel.
Les lignes éditoriales des médias suivent assez vite le mouvement et s’en trouvent encore plus déformées, dans cette bataille effrénée pour l’audience. On voit se multiplier des contenus superficiels, tordus et montés en épingle pour capter l’attention à tout prix
Jusqu’à la victoire en 2016 du camp du Brexit et à l’élection de Donald Trump que Facebook est accusé d’avoir favorisé –via ses algorithmes. Pire, l’utilisation des données personnelles des utilisateurs à leur insu par Cambridge Analytica à des fins de propagande, met Facebook sur la sellette.
Plus généralement, les réseaux sociaux, en égalisant la parole de tous et en privilégiant les propos émotionnels, a favorisé la diffusion des rumeurs, des contre-vérités et des manipulations.
Pire, ils ont permis l’avènement de cette société de la « post-vérité » où tout est relativisé, où les principes de la raison hypothético-déductive sont remis en cause par le doute nihiliste, où les valeurs républicaines sont niées au bénéfice d’intérêts communautaires et religieux.
Une étude 2017 du Reuters Institute révèle que 95% des quotidiens et hebdos sont passés en payant ou en modèle mixte (une partie des articles gratuits, une partie payante).
De fait, le modèle publicitaire des sites d’information a été largement absorbé par Facebook et Google qui ont capté près de 80% des budgets publicitaires sur Internet en 2018, comme le montre le rapport 2018 de l’observatoire de la publicité (p.8).
Avec le développement de l’abonnement (+208% en cinq ans), les médias retrouvent donc un modèle économique plus sain et peuvent espérer –pour certains– une sortie du tunnel. Grâce au lecteur-payeur, on sort aussi enfin de la course à l’audience délétère pour la qualité des contenus produits. Il s’agit désormais de convaincre un public plus exigeant et de le fidéliser par des contenus qui lui rendent vraiment service (de compréhension du monde, de pratique, de socialisation ou de divertissement).
Mais cette évolution produit un effet de bord non négligeable: les contenus les plus riches, les plus profonds, les plus enrichissants sont désormais inaccessibles au grand public. ceux qui ne comprennent pas forcément la valeur de l’information et refusent de la payer. Ceux-là se privent, sans le savoir, d’un instrument essentiel de progression socio-professionnel. L’utopie émancipatrice d’un accès à la culture et au savoir pour tous grâce aux réseaux s’effondre.
C’est que mesurer l’importance de l’information, dont le bénéfice est lointain et intangible, nécessite déjà un niveau de connaissance préalable. C’est pourquoi les pratiques culturelles dépendent beaucoup du niveau d’instruction.
La révolte des gilets jaunes a révélé une forte coupure entre ce public des fins de mois difficiles et les médias les plus visibles, souvent télévisés, car gratuits et faciles d’accès (contrairement aux supports écrits plus « intellos »).
L’enquête de L’INA sur les groupes Facebook de gilets jaunes montre un fort ressentiment social – voire une haine franche et de plus en plus assumée – vis-à vis de ces journalistes et médias « perçus à la fois comme puissants et comme oppresseurs, oppresseurs parce que puissants ».
Il n’est pas étonnant de constater que BFM TV et les chaînes de télévision concentrent une bonne part des critiques. C’est que la complexité et la nuance ne font pas partie des ressorts éditoriaux de ces canaux et formats axés sur le débat musclé et la polémique.
Des enquêtes plus équilibrées, argumentées ont pu montrer en presse écrite combien la révolte – hormis la hausse des taxes sur les carburants –trouvait sa source dans des difficultés économiques réelles, ou le recul des services publics dans la France péri-urbaine.
Mais ces articles de journaux « sérieux » sont désormais sous clé et de toute façon trop peu lus par ce public. Il y a donc un risque d’un éloignement encore plus fort entre ces médias élitistes et une « population de relégation » toujours plus exaspérée.
La décennie que nous venons de vivre fut celle de l’infobésité. Tout comme nous avons été séduits par la malbouffe, nous avons cédé aux sirène de la malinformation, voire de la désinformation.
Mais de nombreux citoyens mesurent à présent les risques d’une consommation médiatique superficielle et de cette connection permanente au mobile. Celle-ci nous abrutit et nous empêche de réfléchir posément aux questions de fond.
Le succès de youtubers intelligents montre que les plus jeunes sont en recherche de fond tout autant que de divertissement. Les ventes en hausse de magazines comme XXI, Le 1 ou Philosophie Magazine ou Médiapart prouvent qu’une partie du public est demandeur de profondeur et de sens.
Ces sources d’information concernent certes les publics les plus instruits, mais l’information de service public – payée par la solidarité nationale (la redevance), s’améliore. Les JT font davantage appel à des chroniqueurs spécialisés, il y a un effort louable de pédagogie et d’explication, même s’ils restent à mon goût trop superficiels, les magazines trop spectaculaires et les débats trop polémiques.
Reste que pour retrouver une relation saine vis à vis de l’information médiatique, il faut restaurer la confiance. D’abord vis à vis de nos représentants politiques qui paient le prix de décennies de mensonges et promesses non tenues, et dont la chute entraîne avec elle, celle des experts, institutionnels, représentants officiels. Une défiance qui pousse une partie de la population vers des “vérités alternatives”, des théories complotistes, des croyances irrationnelles, parfois dangereuses (comme le rejet des vaccins).
Les médias pour leur part, doivent regagner la confiance de leurs lecteurs, abîmée par cette quête d’audience vide et vaine. Ils peuvent restaurer ce lien en allant davantage à la rencontre des citoyens, à l’image de Rue89 Strasbourg et ses quartiers connectés, de La Voix du Nord ou La Montagne qui écoutent leurs lecteurs, pour identifier leurs difficultés ou besoins et le cas échéant, jouer les médiateurs auprès des politiques.
Un ensemble de bonnes pratiques remarquablement synthétisées par Nathalie Pignard-Cheynel dans cet article.
Mais le point essentiel consiste à développer l’esprit critique de nos concitoyens, pas l’esprit de la critique. Une tâche très compliquée qui revient à l’Education nationale, laquelle doit disposer de moyens et méthodes supplémentaires pour assumer cette lourde tâche.
Des cours de décryptage médiatique, mais surtout du temps et des moyens pour favoriser la réflexion analytique et la culture générale qui protègent les individus contre les nouveaux obscurantismes. Vaste programme, dirait De Gaulle!
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Cyrille Frank (@cyceron) est Journaliste, formateur, consultant – Co-fondateur de Askmedia (quoi.info, Le Parisien Magazine, Pôle dataviz). Formateur aux techniques rédactionnelles plurimédia, au marketing éditorial, au data-journalisme. Consultant en stratégie éditoriale : augmentation de trafic, fidélisation, monétisation d’audience. – Usages des réseaux sociaux (acquisition de trafic, engagement…). Auteur de Mediaculture.fr. Directeur de l’ESJ-Pro Media Paris.
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